Vers un troisième lien en éducation?

Le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville

POINT DE VUE / À défaut de pouvoir jouir de la première pelletée pour un troisième lien automobile, voilà que vous décidez donc, Monsieur le Ministre, de jouer les bulldozers dans le monde de l’éducation avec le dépôt du projet de loi 23. Celui-ci pourrait considérablement modifier les modes actuels de gouvernance du système éducatif, de transferts des connaissances, de régulation de la formation à l’enseignement et bien sûr les modes de régulation du travail d’enseignement et l’action du Conseil Supérieur de l’Éducation.


Sans partager l’analyse des entendus du projet et les sous-entendus qui le structurent, je ne suis pas contre l’idée d’un coup de pied dans la fourmilière des sciences de l’éducation, histoire de me sortir ainsi que certains de mes collègues de notre doux ronronnement, un peu tautologique, du nous sommes bons parce que nous sommes bons!

Néanmoins, il me semble important d’attirer votre attention, Monsieur le Ministre, sur différents points qui concernent plus spécifiquement la fonction du Conseil Supérieur de l’Éducation (CSÉ) dans ses rapports avec ce que le sens commun désigne par données probantes incarné dans votre projet par l’Institut National d’Excellence en Éducation (INEÉ).

Tout d’abord, il me semble essentiel de souligner que L’INEÉ ne peut en aucun cas se substituer au CSÉ dont il importe de maintenir voire de revitaliser le mandat qui lui a été confié à savoir la «consultation et la réflexion critique, à l’intérieur des institutions démocratiques et à l’abri des groupes de pression». Il me semble plutôt que l’INEÉ doit être pensé au regard de la question du transfert de connaissances.

En effet, on peut affirmer que le CSÉ incarne une vision particulière de la Politique et de l’action publique qui met l’emphase sur la dimension symbolique de celles-ci. Il a pour fonction de produire des analyses critiques de politiques ou encore des cadres de pensée en mesure d’engager la société à s’analyser, s’évaluer et se réguler ou encore à délibérer sur les finalités et les enjeux de l’éducation.

L’INEÉ revisite une vision plus fonctionnaliste, technologique de la politique conçue comme un moyen de résoudre des problèmes dont il importe de définir les tenants et aboutissants notamment dans le cas qui concerne l’INEÉ, en termes d’efficacité et d’efficience.

L’histoire de l’analyse de la Politique enseigne, comme le souligne très bien Claude Lessard, que ces deux visions, bien que contradictoires, sont nécessaires à la vitalité de la Politique et à celle des débats démocratiques au sein de la société.

Ensuite, valoriser la mobilisation de résultats de recherches dans la prise de décision politique, administrative et pratique est tout à fait louable comme finalité et ce faisant, réfléchir à des architectures concrètes en mesure, tout à la fois de rendre accessible ces résultats et de développer une culture de la recherche dans les milieux de l’éducation me semble pertinent.

Toutefois, il importe que l’injonction à la mobilisation de savoirs scientifiques n’exclue pas l’intelligence du travail incarné par les enseignantes et enseignants qui s’efforcent de les transformer pour faire leur travail malgré tout.

En effet, le mouvement de l’Evidence-Base Policy and Practice (EBPP) valorise non seulement une vision instrumentale de la recherche et du transfert de connaissances, mais aussi des formes de régulation du travail des acteurs qui peuvent s’avérer délétères. Comme l’enseigne justement la mise en œuvre de la médecine basée sur des données probantes au Royaume-Uni.

Ainsi, je souligne que la vision un peu simpliste de la recherche véhiculée par les zélateurs des données probantes dans la presse quotidienne québécoise relève plus d’une position idéologique que d’une position relevant de l’éthos scientifique. Ces zélateurs versent dans l’adoration du veau d’or plutôt que dans un travail, certes exigeant, d’analyse des débats scientifiques actuels autour de cette technologie de la régulation de l’éducation. Vous ont-ils informé Monsieur le Ministre que contrairement à leur prétention, l’enseignement direct n’est pas soutenu par des données suffisamment robustes comme l’indique le What Works Clearing House -la Mecque des données probantes aux USA -? (1)

Vous ont-ils informé du débat actuel en éducation, mais aussi en micro-économie sur les limites à la généralisation de données expérimentales, celles-ci relevant d’une condition INUS (au sens où le traitement est un élément non suffisant, mais nécessaire d’une condition qui est elle-même non nécessaire, mais suffisante pour produire l’effet.)? Vous ont-ils informé du débat actuel au sein même de l’Evidence-based Medecine sur les dérives que celle-ci a connue lorsque les politiques et les gestionnaires l’ont instituée en technologie de la régulation du travail médical? Bref, Monsieur le Ministre, dérangez les fourmis, mais n’oubliez pas de chasser les marchands de solution du temple!

Pourtant, l’expérience de la mise en œuvre de l’INESS ne pourrait-elle pas vous enseigner l’importance d’une mobilisation de l’ensemble des acteurs d’un champ (praticiens, chercheurs, gestionnaires, politiques, etc.) autour d’un tel projet. Celui-ci ne devrait-il pas devenir un projet collectif discuté et travaillé à travers une instance telle que le CSÉ dont justement la fonction principale est d’éclairer le politique et la société civile sur les enjeux de l’action publique en éducation et des politiques éducatives.

En vous inspirant de votre collègue du Ministère des Transports, vous pourriez réfléchir en mode collectif plutôt que solo! Le lien entre politique, recherche et pratique ne peut pas être simplement construit par quelques chercheurs qui transmettraient un avis au Ministre et aux acteurs sur les bonnes pratiques à mettre en œuvre. En effet, même si les zélateurs des données probantes se drapent dans une forme de neutralité procédurale, il n’en demeure pas moins que le choix des questions pour lesquelles l’INEÉ produira de la donnée relève d’un choix politique : qui décide de la question et de sa légitimité? Qui est dérangé par le problème?

À qui sa résolution profite-t-elle? Ce sont justement des questions qui relèvent du Conseil Supérieur de l’Éducation.

Il est à noter qu’en Angleterre, l’institutionnalisation de l’Éducation basée sur des données probantes s’est appuyée notamment sur des forums professionnels. Il s’agissait de décider des thèmes de recherche à partir de préoccupations formulées par les enseignants. Certes, ces préoccupations devaient concerner la question de l’efficacité d’un moyen d’action (What works for …).

Néanmoins, ces forums matérialisaient une vision de la nécessaire collaboration entre recherche et pratique dans l’élaboration même des thèmes de recherche et dans l’orientation des politiques. Ainsi, on retrouve les deux visions de la politique. L’INEÉ en collaboration avec le CSÉ pourrait organiser de façon régulière des forums regroupant différentes catégories d’acteurs éducatifs ayant pour mandat de dégager un ou plusieurs thèmes pour lesquels il est nécessaire de procéder à une revue systématique de recherche. Il y aurait là sans doute une réelle valeur ajoutée à l’INEÉ au regard, par exemple d’un simple – et inutile d’ailleurs, comme le souligne Ben Goldacre - travail de traduction en français des revues systématiques de recherches produites dans d’autres contextes culturels et linguistiques.

Vous pourriez aussi innover, au regard de ce qui existe déjà, par exemple en agissant également en aval de la production de synthèses de recherche en encourageant le CSÉ à organiser des journées de consensus autour de questions chaudes où les résultats de recherche seraient mis en dialogue avec d’autres formes de «données» et de connaissances afin d’esquisser les grandes lignes de guides d’action.

Vous comprenez bien, Monsieur le Ministre qu’il y a un effet de rhétorique dans la manière dont j’introduis l’idée de valeur ajoutée à l’INEÉ. Elle conduit à sortir d’une vision orthodoxe des «données probantes».

Elle pose une forme d’animation scientifique et d’appropriation de la recherche qui est plus délibérative qu’instrumentale. Celle-ci ouvre la porte à une prise en main par le métier du développement de guides d’action.

L’INEÉ devrait alors ne pas s’en tenir qu’à la compilation de données probantes, mais aussi prendre en compte les connaissances scientifiques produites en éducation à travers d’autres dispositifs de recherche ainsi que collaborer avec le Conseil Supérieur de l’Éducation pour nouer des consensus en reconnaissant également l’expertise des artisans et artisanes des métiers de l’enseignement et des métiers de l’éducation.

Frédéric Saussez

Professeur titulaire, Faculté d’éducation, Département de Pédagogie, Université de Sherbrooke

NOTE: https://ies.ed.gov/ncee/wwc/InterventionReport/139