27 janvier 2022. Une rare tempête de neige balaye la frontière désertique. Les caméras de surveillance deviennent inopérantes. Les narcotrafiquants essayent d’en profiter. Au moins 160 « passeurs » traversent la frontière... (1)
De l’autre côté, l’armée se tient en embuscade. L’ennui, c’est qu’elle n’a pas affaire à de petits contrebandiers. Plutôt à une opération soigneusement planifiée. La plupart des passeurs sont équipés d’un fusil-mitrailleur. Plusieurs ont reçu un entraînement militaire. Certains disposent d’un lance-grenade! (2)
Un peu partout, des fusillades éclatent. Les accrochages tournent au carnage. On se fusille à bout portant, en plein blizzard. Au moins 27 passeurs sont abattus. Le nombre de soldats tués ou blessés ne sera pas dévoilé. Pour des raisons de «sécurité».
Où se passe la scène? Au Mexique? En Colombie? Quelque part dans le no man’s land entre la Russie et l’Ukraine? Non! Vous êtes à la frontière entre la Syrie et la Jordanie, un point chaud du trafic de Captagon, une drogue surnommée «la cocaïne du pauvre».
Oubliez la contrebande de grand-papa, qui passait la frontière avec des cartouches de cigarettes ficelées sur le dos d’un âne. En Syrie, les comprimés de Captagon coûtent quelques sous à produire. Une fois rendus en Arabie saoudite, ils peuvent valoir 25 $ l’unité. (3)
Des milliards $ sont en jeu. C’est la guerre.
La « potion magique » de l’État islamique?
Retour en arrière. En 2011, au début de la guerre en Syrie, le Captagon a sombré dans l’oubli. Peu de gens se souviennent qu’on l’utilisait jadis pour combattre l’hyperactivité. Ou qu’il était très populaire chez les sportifs, au début des années 70.
Dès 2014, des rumeurs circulent sur une mystérieuse « drogue du Djihad ». Grâce à elle, les combattants de l’État islamique ne connaîtraient ni la peur ni la douleur. De vrais zombies! On raconte l’histoire d’un djihadiste qui rie aux éclats, en regardant le bras que l’on vient de lui amputer à froid. (4)
Vérification faite, la « potion magique » de l’État islamique n’est qu’une version plus ou moins frelatée du Captagon. (5) D’ailleurs, les djihadistes ne sont pas les premiers à se gorger d’amphétamines avant d’aller au combat. Les soldats nazis en prenaient lors de l’attaque contre la France, en 1940. Finalement, l’Allemagne avait renoncé à la pratique, à cause du grand nombre de psychoses! (6)
Très vite, le Captagon devient la drogue quasi officielle de la guerre en Syrie. Les factions en fournissent à leurs combattants. Souvent, elles en font le trafic. Il arrive même que les ennemis mortels observent une trêve, afin d’échanger les produits nécessaires à la fabrication!
Problème. La pilule miracle est théoriquement interdite par l’Islam. Pour contourner l’obstacle, des chefs de guerre proposent un « accommodement raisonnable ». Ils présentent le Captagon comme une « nécessité médicale ». Un médicament permettant d’augmenter la productivité! (7)
Personne ne résiste à l’attrait du Captagon. En 2015, un prince saoudien est arrêté à l’aéroport de Beyrouth alors qu’il embarque 40 valises suspectes dans son avion privé. Les valises contiennent deux tonnes de comprimés de Captagon. Une marchandise évaluée à 250 millions $. (8)
Digne des cartels mexicains
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À partir de 2018, le gouvernement de Bachar el-Assad reprend le contrôle des grandes villes de la Syrie. Comme par hasard, l’industrie du Captagon connaît une croissance fulgurante. 3,5 milliards $ en 2020. 5,7 milliards $ en 2021. Peut-être 10 milliards $, en 2022. L’ancien médicament contre l’hyperactivité devient la première source de revenus du régime. (9)
Pour la Syrie, le Captagon constitue une bouée de sauvetage. Le pays est en ruine. Isolé par les sanctions économiques. Pas moins de 80% de la population vit sous le seuil de la pauvreté. (10) La reconstruction devrait coûter entre 200 à 400 milliards $. Elle pourrait durer 30 ans. (11)
Au début, il semble que le gouvernement n’intervient pas directement dans la fabrication. Il se contente de taxer et de faciliter les exportations. Avec le temps, la production se concentre dans de grands laboratoires, ce qui suggère un rôle accru du gouvernement. (12)
« On doit bien survivre, le monde entier nous impose des sanctions! résume un homme d’affaires au journal Le Figaro. Pendant toutes ces années de révolte, l’Arabie saoudite et le Qatar nous ont envoyé des djihadistes dans l’espoir de faire tomber [le régime] Assad. Maintenant, on leur expédie du Captagon. Nous avons une belle arme contre eux. C’est donnant-donnant. » (13)
Selon des sources britanniques, le Captagon aurait rapporté à l’État syrien jusqu’à 57 milliards $ en 10 ans. Des chiffres dignes des cartels de la drogue mexicains! (14)
Le mouton qui cache le Captagon!
Très vite, l’industrie du Captagon déborde de la Syrie. Une partie de la production se dirige vers le Liban, où elle est emballée. Le malheureux Liban constitue une succursale idéale. Sa monnaie a perdu 98% de sa valeur. Son système bancaire apparaît en chute libre. Presque toutes les transactions ont lieu en argent.
À Beyrouth, des appartements de 400 000 $ sont payés en argent liquide! (15) Un rêve pour le blanchiment d’argent. Grâce au « cash », l’immobilier n’a plus rien d’immobile! Par moments, les narcotrafiquants doivent se pincer pour se convaincre qu’ils ne rêvent pas.
Les chiffres donnent le vertige. L’an dernier, plus de 250 millions de comprimés de Captagon ont été saisis à travers le monde, principalement au Moyen-Orient. Il ne s’agirait que de la pointe de l’iceberg. Selon les évaluations les plus crédibles, à peine 10% de la marchandise est interceptée. (16)
Les trafiquants débordent d’imagination. Dans une cargaison d’oranges, il n’est pas rare que le Captagon soit caché dans des oranges de plastique, quasiment impossibles à différencier des vraies. Des milliers de pilules ont même été retrouvées dans la laine de mouton.
Des moutons utilisés comme mules? Un comble!
Moi, narcotrafiquant? Jamais de la vie!
Les petites pilules inondent le monde. On les retrouve jusqu’en Malaisie. Mais le marché le plus convoité reste l’Arabie saoudite. Là-bas, le Captagon le plus chargé en amphétamines est rebaptisé le Mohammed ben Salmane (MBS), en « l’honneur » du prince héritier de l’Arabie saoudite.
Chez les riches, les comprimés haut de gamme atteignent 30 $ l’unité. À ne pas confondre avec le Captagon de qualité médiocre, que les travailleurs prennent pour supporter les longues heures de travail. Celui-là se vend pour aussi peu qu’un dollar. Mais gare aux effets imprévus, voire à l’overdose…
En public, le gouvernement syrien se défend de tremper dans le narcotrafic. En coulisses, il devient maître chanteur. Au début mai, le ministre syrien des Affaires étrangères, Faisal Mektad, met cartes sur table. Lors d’une rencontre avec ses homologues arabes, il explique que le contrôle du Captagon dépendra de la levée des différentes sanctions économiques par l’Europe et les États-Unis. (17)
Lentement mais sûrement, le régime de Bachar el-Assad met fin à son isolement. Presque tous les pays arabes ont rétabli leurs relations diplomatiques avec lui. Le terrible tremblement de terre du 6 février lui vaut un regain de sympathie. On chuchote que l’Arabie saoudite lui a offert quatre milliards $ pour qu’il limite sa production de Captagon.
Les États-Unis accusent la Syrie de contrôler 80% de la production mondiale du Captagon. Leurs sanctions visent désormais des proches du régime, notamment Mahel el-Assad, le frère du président. (18) Mais le président Bachar el-Assad semble hors d’atteinte. Les sanctions ne pouvaient rien contre lui, alors qu’on l’accusait de crimes de guerre, durant la guerre civile.
Pourquoi seraient-elles plus efficaces maintenant qu’il joue les Pablo Escobar?
La guerre du Captagon
Périodiquement, le ton monte. La Jordanie dénonce l’implication de l’armée syrienne dans le narcotrafic. Elle aurait capté des images qui montrent des passeurs s’abritant dans des commissariats de police ou se déplaçant à bord de véhicules de l’armée…
Le 8 mai, l’aviation jordanienne effectue deux frappes dans le sud de la Syrie. La première pulvérise une usine abandonnée, qui servait de point de rencontre à des trafiquants reliés au Hezbollah libanais. La seconde tue un important baron de la drogue et sa famille. (19)
Ça ne fait rien. Au moment où vous lisez ses lignes, des millions de comprimés de Captagon traversent probablement les frontières. Et le mot de la fin appartient à l’humour syrien, dont le ton apparaît de plus en plus désespéré.
En Syrie, une section régionale du Parti Baas, la formation du président al-Assad, tient son assemblée annuelle. Le directeur commence son discours. « Chers camarades! Laissez-moi vous parler des exploits de notre Parti, malgré la guerre et les sanctions. Par exemple, Yasmine, que je vois ici, est issue d’une famille de paysans pauvres. Aujourd’hui, elle travaille dans la laiterie régionale. Et regardez un peu Ibrahim, qui a tout perdu durant la guerre. Il est conducteur de tracteur dans une coopérative agricole. Et je m’en voudrais de ne pas mentionner Moustapha, qui était jadis le plus grand voyou et le pire ivrogne de la région. Même avant la guerre, il volait tout ce qui bougeait. Il trempait dans tous les trafics, incluant celui de la drogue. Et bien maintenant, figurez-vous que notre Mustapha est devenu ministre! »
LE CAPTAGON EN NEUF DATES
1961 : La compagnie pharmaceutique allemande Degussa lance le Captagon, un médicament à base de fénétylline, une drogue de synthèse de la famille des amphétamines. Le Captagon est utilisé pour combattre la narcolepsie et l’hyperactivité.
1970 : Le Captagon connaît son heure de gloire. Des sportifs l’utilisent pour améliorer leurs performances. Des étudiants l’emploient pour se tenir éveillé durant les longues veillées d’études. Dès le début des années 80, son usage devient plus contrôlé.
1986 : Les Nations-Unies classent la fénéthylline (et donc le Captagon) parmi les substances psychotropes, notamment à cause de ses propriétés addictives. La production de Captagon se poursuit à petite échelle en Bulgarie et au Moyen-Orient.
2011 : Début de la guerre civile en Syrie. Plusieurs factions commencent à utiliser le Captagon. Les combattants en prennent pour « se donner du courage ».
2014 : L’État islamique contrôle le tiers du territoire syrien. Le Captagon est surnommé la «drogue du Jihadistes. Les saisies augmentent. De 2010 à 2016, elles passent de cinq à 30 millions de comprimés. La composition du Captagon produit en Syrie varie énormément. Selon le cas, il contient entre 16% et 41% d’amphétamines. Parfois, il ne contient que de la caféine.
2018 : Le gouvernement syrien de Bachar el-Assad reprend le contrôle de l’Ouest du pays. La production se déplace de petites unités mobiles vers de grands laboratoires.
2021: La production de Captagon augmente en flèche. On le retrouve jusqu’à Hong Kong. La drogue est cachée dans toutes sortes de cargaisons. L’Arabie saoudite suspend même l’importation des fruits et des légumes en provenance du Liban.
2022 : Dans les zones tenues par le gouvernement syrien, on dénombre 15 grands sites de production. À la fin décembre, les États-Unis adoptent le « Captagon Act », qui vise à combattre le trafic florissant de la drogue. Des sanctions sont adoptées contre des proches du président syrien.
2023 : L’aviation de la Jordanie mène plusieurs frappes dans le sud de la Syrie. À la frontière, les passages illégaux atteignent des records. Faites le calcul. La moitié des jeunes Jordaniens sont au chômage. Un passeur peut recevoir entre 1 000 et 2 000 $. En mai, lors d’un sommet de la Ligue arabe, la Syrie tente de monnayer une limitation du trafic de Captagon contre la fin des sanctions économiques de l’Europe et des États-Unis.
Source : The Captagon Threat, A Profile of Illicit Trade, Consumption, (...), New Lines Institute for Strategy and Policy, Avril 2022.
Notes :
(1) Jordanian Army Kills 27 Alleged Drug Smugglers in Wintry Clash on Syrian Border, The Washington Post, 27 janvier 2022.
(2) A Little-Known Drug Brought Billions to Syria’s Coffers. Now It’s a Bargaining Chip, Cnn.com, 11 avril 2023.
(3) The Captagon Threat, A Profile of Illicit Trade, Consumption, and Regional Realities, New Lines Institute for Strategy and Policy, Avril 2022.
(4) Le Captagon : la potion magique des djihadistes, L’OBS, 22 mai 2015.
(5) Laurent Laniel, Captagon : déconstruction d’un mythe, Observatoire français des drogues et des toxicomanie, juillet 2017.
(6) «Alliés et nazis sous amphétamines» : pervitine et benzédrine, drogues de combat, Le Monde, 20 août 2019.
(7) Ahmed al-Imam, Rita Santacroce et autres, Captagon : Use and Trade in the Middle East, Human Psychoharmacology, Vol. 32, No. 3, 21 octobre 2016.
(8) Un prince saoudien interpellé avec deux tonnes de stupéfiants, Le Monde, 30 octobre 2015.
(9) The Captagon Threat, A Profile of Illicit Trade, (...), New Lines Institute for Strategy and Policy, Avril 2022.
(10) La Syrie, une nouvelle Atlantide? Le Monde diplomatique, 1er mars 2023.
(11) Syrie : après dix ans de conflit, «il faut imaginer vingt à trente ans de reconstruction», France Info, 15 mars 2021.
(12) On Syria’s Ruins, a Drug Empire Flourishes, The New York Times, 5 décembre 2021.
(13) De la Syrie à l’Arabie, sur la route du Captagon, la drogue qui menace la jeunesse, Le Figaro, 19 septembre 2022.
(14) Little-Known Drug Brought Billions to Syria’s Coffers. Now It’s a Bargaining Chip, Cnn.com, 11 avril 2023.
(15) Au Liban, les dangers d’une économie du cash (…), L’Express, 7 mai 2023.
(16) L’impunité d’Assad s’étendra-t-elle au trafic de drogue? Le Monde, 9 avril 2023.
(17) Arabs Bring Syria’s Assad Back Into Fold but Want Action on Drugs Trade, Reuters, 10 mai 2023.
(18) Treasury Sanctions Syrian Regime and Lebanese Actors Involved in Illicit Drug Production and Trafficking, Department of Treasury (Washington), 28 mars 2023.
(19) Une frappe aérienne tue un important narcotrafiquant en Syrie, La Libre.be, 8 mai 2023.