DIX ANS APRÈS LAC-MÉGANTIC | Transports Canada doit avoir «les dents plus acérées»

Les critiques des enquêteurs fédéraux sur le transport se font encore entendre, à l'aube du 10e anniversaire du drame de Lac-Mégantic.

L’histoire se répète d’un océan à l’autre, dix ans après le drame de Lac-Mégantic. Des trains de marchandises continuent d’être mal immobilisés, et le grand responsable de la sécurité ferroviaire au pays, Transports Canada, est pointé du doigt pour ses manquements dans l’application de ses propres règlements.


À l’approche de l’anniversaire de la tragédie qui a coûté la vie à 47 personnes dans la nuit du 6 juillet 2013, des voix s’élèvent et reprochent à Ottawa de manquer de fermeté. Le ministre fédéral des Transports, Omar Alghabra, n’était pas disponible pour une entrevue, ces dernières semaines, afin de répondre aux critiques.

En 2014, le Bureau de la sécurité des transports (BST) a émis cinq grandes recommandations pour éviter qu’un drame comme celui de Lac-Mégantic se reproduise. Malgré les «bonnes intentions» de Transports Canada, le Bureau observe que deux d’entre elles ne sont toujours pas suivies «à son entière satisfaction», une décennie plus tard.



La première concerne l’application rigoureuse et systématique des règlements dans l’exploitation quotidienne des compagnies ferroviaires. La deuxième vise à forcer les entreprises à porter plus d’attention aux moyens de défense physique — dont les freins — afin d’empêcher un mouvement involontaire des trains stationnés.

Le drame de Lac-Mégantic a été causé par plusieurs facteurs, dont une «immobilisation mal gérée». Les enquêteurs au dossier réclament depuis 10 ans que les compagnies ferroviaires mettent systématiquement en place «des défenses physiques supplémentaires» pour empêcher que les trains partent à la dérive.

Le BST n'est pas entièrement satisfait des mesures prises par Transports Canada, 10 ans après la tragédie de Lac-Mégantic. Le bureau d'enquête souhaite que le fédéral soit plus strict dans l'application des règlements sur la sécurité ferroviaire.

Ottawa a changé ses règles sur les freins à main après le déraillement de Lac-Mégantic, mais un problème persiste: Transport Canada ne fait pas appliquer ses règlements avec assez de vigueur. C’est l’avis du BST, qui mène les enquêtes sur les incidents ferroviaires, maritimes et aériens au pays.

Des changements réclamés

L’organisme indépendant voudrait voir le ministère des Transports être plus coercitif envers les exploitants de chemins de fer.



«Le problème, c’est surtout dans l’application des règlements par Transport Canada, affirme la présidente Kathy Fox, en entrevue avec Les Coops de l’information. […] On peut bien avoir tous les règlements qu’on veut, c’est à l’exploitant de gérer les risques. Les compagnies ne sont pas toujours capables de les gérer, non plus. Transport Canada n’est pas toujours capable d’identifier les dangers ou de forcer les compagnies à effectuer les changements nécessaires avant qu’un autre incident se produise.»

La présidente du BST, Kathy Fox, veut voir Transport Canada faire davantage appliquer sa règlementation en matière de sécurité ferroviaire.

Un responsable syndical du secteur ferroviaire est du même avis. «Il faut que Transports Canada ait les dents plus acérées dans l’application des règlements, observe Simon Moreau, vice-président régional du local 100 pour l’Atlantique d’Unifor. On dirait qu’au final, Transport Canada n’a pas le pouvoir.»

C’est aussi l’opinion du président de l’Institut de recherche sur l’histoire des chemins de fer au Québec, Claude Martel. Selon lui, l’industrie prend davantage des décisions axées sur la rentabilité. «L’industrie n’est pas capable de se réglementer, dit-il. Le train de marchandises est peu rentable. Quand il y a un service de passagers, on est un peu plus sensibilisé. Le Canadien National et le Canadien Pacifique, ce sont deux grosses compagnies, c’est un peu mieux organisé par rapport aux nombreuses petites compagnies.»

Des similarités dans l’Ouest

Bien que le BST voit certaines améliorations dans l’après-Mégantic, il plaide pour que les compagnies ferroviaires investissent davantage dans des technologies permettant d’assurer un freinage et une immobilisation plus sûrs.

La présidente évoque un déraillement ayant des points en commun avec Lac-Mégantic, survenu en 2019 à Field, en Colombie-Britannique. Le BST a alors identifié qu’une immobilisation inadéquate était à l’origine du drame, qui a fait trois morts. «Après les événements de Field, on a aussi recommandé des freins à main automatisés, explique Mme Fox. On s’est demandé: ‘quelle technologie pouvons-nous ajouter, et qui ne dépend pas d’une seule personne?’»

Un train du Canadien Pacifique a déraillé le 4 mars 2019, à Field, en Colombie-Britannique, causant la mort de trois personnes. (Jeff McIntosh, Archives La Presse canadienne)

À Field, le BST a aussi observé une immobilisation déficiente du train, sur une pente.



Mécanicien dans le secteur ferroviaire, Simon Moreau croit que «ce n’est pas la pièce mécanique, le problème, c’est le suivi des règlements». Le responsable syndical dresse un parallèle entre le secteur ferroviaire et le secteur aérien.

«En tant que mécanicien de wagon, je ne peux pas dire: ce wagon-là, il ne sort pas du garage. La réalité est que je mets un flag dessus, et le wagon va être réinspecté dans un autre terminal. Dans le secteur aérien, le mécanicien a plus de pouvoirs.»

—  Simon Moreau, Unifor

Transports Canada a mis en place une ligne anonyme pour permettre aux travailleurs de l’industrie ferroviaire de dénoncer librement des failles de sécurité. « Selon moi, le fait que cette ligne soit nécessaire en dit long [sur la culture de l’industrie]. Ça veut dire que quelque part, le travailleur risque d’être mal vu s’il dénonce ouvertement.»

Bien que la situation se soit «globalement» améliorée, le BST souligne un retard important dans l’application de nouveaux moyens de défense physiques, dont les freins. Le nombre de mouvements non contrôlés n’a d’ailleurs montré aucune tendance nette à la baisse.

Dans sa «Liste de surveillance 2022», le BST répète que les moyens de défense ne sont pas suffisants pour réduire le nombre de mouvements non contrôlés. «Malgré les mesures prises pour améliorer la sécurité, poursuit le Bureau, le nombre de mouvements non contrôlés a plus que doublé entre 2010 et 2019», passant de 37 à 78 événements. La diminution des cas en 2020 et 2021 pourrait s’expliquer par le ralentissement du secteur des transports pendant la pandémie de COVID-19.

L’industrie peu bavarde

Tel que demandé par les enquêteurs fédéraux en 2014, au lendemain de Mégantic, l’industrie a débuté le renouvellement de sa flotte de wagons-citernes plus robustes pour le transport de matières dangereuses. L’industrie a jusqu’en 2025 pour s’y conformer, alors que ce nouveau type de wagons fait progressivement son entrée sur le réseau ferroviaire canadien.

Interpellée par Les Coops de l’information, l’Association des chemins de fer du Canada a répondu à une demande d’entrevue par un courriel de quelques lignes.

«Les chemins de fer canadiens de classe 1 ont le meilleur bilan de sécurité en Amérique du Nord et sont parmi les plus sûrs du monde, assure son président, Marc Brazeau. Ces dix dernières années, le taux d’accidents des trains de marchandises canadiens s’est amélioré de 16,2 % et le taux d’accidents impliquant des marchandises dangereuses s’est amélioré de 49,1 %.»

La direction de Genesee & Wyoming inc., une compagnie américaine qui gère entre autres la compagnie de chemin de fer Gatineau-Québec, n’a pas répondu à notre demande d’entrevue visant à aborder les défis de la sécurité ferroviaire dans les vallées de l’Outaouais et du Saint-Laurent.