Si cela s’applique assez bien aux sociétés traditionnelles et aux relations intracommunautaires, il n’en va pas forcément de même des sociétés modernes, lesquelles sont de plus en plus multiculturelles et pluriconfessionnelles. Ce « fait du pluralisme », pour reprendre l’expression de John Rawls, est effectivement la source de nombreux défis, pour ne pas dire de certaines tensions. Dans ce contexte, les religions ne sont-elles pas susceptibles de devenir davantage un facteur de division que de cohésion?
A priori, je suis de ceux qui croient que les sociétés modernes peuvent très bien s’accommoder des religions, mais encore faut-il que les croyants acceptent de mettre de l’eau dans leur vin. Chacun est libre de croire (ou de ne pas croire) en ce qu’il veut et se doit de reconnaître ce même droit aux autres. Qu’il soit positif ou négatif, l’impact des religions sur la société dépendra donc beaucoup des croyants eux-mêmes, mais aussi du recul critique que nous prendrons par rapport à celles-ci. Autrement dit, s’il faut effectivement s’accommoder des religions, il importe par ailleurs de ne pas sombrer dans la complaisance.
Certes, les religions peuvent avoir du bon. À certaines personnes, elles permettent d’apporter une forme de « réconfort existentiel » et des repères moraux. Par le biais de rites et de traditions, elles peuvent aussi renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe. Ce sont des apports non négligeables à l’expérience humaine. N’empêche que si les religions permettent parfois de faire ressortir ce qu’il y a de meilleur en l’être humain, l’histoire nous enseigne qu’elles peuvent aussi faire ressortir ce qu’il y a de pire. Généralement, cela se produit lorsque les croyants s’enferment dans une interprétation « littéraliste » des textes sacrés, d’où l’importance de demeurer excessivement critique face aux religions.
Dernièrement, nous avons justement assisté à une manifestation du phénomène religieux dans ce qu’il a de plus laid. Le 20 septembre dernier, plusieurs villes canadiennes ont effectivement été le théâtre d’une union improbable entre des chrétiens et des musulmans qui s’opposent aux directives en matière d’identité de genre dans les écoles. Ici, c’est le cas de le dire, la religion a bel et bien permis de « relier » les croyants entre eux, mais pas forcément pour de bonnes raisons. Car n’ayons pas peur des mots, ce qui relie les chrétiens et les musulmans autour de cet enjeu, c’est leur haine commune des personnes LGBTQ+ et la volonté de limiter leurs droits.
Dans des propos rapportés par Radio-Canada, le leader du mouvement « 1 Million March 4 Children » Kamel el-Cheikh affirme vouloir lutter contre la promotion d’un « agenda homosexuel », mais aussi contre « l’idéologie de genre » qui serait imposée à nos enfants dans les écoles. Je vous épargne la teneur exacte de tous les slogans lus et entendus lors de ces manifestations, si ce n’est que de mentionner qu’ils empruntaient presque tous à la rhétorique de l’extrême droite basée sur la peur et l’exclusion. Outre les représentants de diverses religions, notons que des personnalités politiques affiliées au Parti populaire du Canada et du Parti conservateur du Canada étaient aussi présentes à ces manifestations.
Évidemment, loin de moi l’idée de prétendre que tous les croyants sont des intolérants. Comme j’en ai fait allusion plus haut, il y a différentes « sortes » de croyants. Or, si de nombreux croyants peuvent s’avérer extrêmement réactionnaires, d’autres se montrent au contraire très ouverts et tolérants. C’est notamment le cas du chef du Nouveau Parti démocratique du Canada, Jagmeet Singh, de confession sikhe, qui était lui aussi présent à la manifestation d’Ottawa, mais aux côtés de celles et ceux qui souhaitaient apporter leur soutien à la communauté LGBTQ+.
Ce genre de croyant fait la démonstration que religion et modernité ne sont pas forcément incompatibles, à condition d’accepter de reléguer les croyances religieuses à la sphère privée, et ce afin d’éviter que celles-ci ne viennent empiéter sur les droits fondamentaux des autres citoyens. Vivre et laisser vivre, tel est le leitmotiv des sociétés modernes. Malheureusement, ces principes ne sont pas acceptés par certains croyants qui s’abreuvent de textes archaïques qui participent à légitimer la haine des femmes, des homosexuels et des « mécréants ». Comme quoi les religions peuvent parfois s’avérer de puissants vecteurs de haine.