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Les invalides au front

CHRONIQUE / « Mon père est décédé à 72 ans, le 10 mars 2022, avec l’aide médicale à mourir. Sur son lit, avant de nous dire qu’il nous aimait, il s’est excusé d’avoir été un gouffre financier. Il aurait aimé nous laisser un héritage, il a laissé une dette à la place. »


Il a eu le malheur de devenir invalide à 50 ans.

En fait, Richard McLean a eu le malheur de devenir invalide au Québec, 15 ans avant l’âge de la retraite. « Mon père est devenu invalide après avoir fait un AVC à 50 ans, et il en fait trois autres après, m’explique son fils Kevin. Il est passé de la canne au fauteuil roulant, et puis il a fallu le placer en CHSLD. » Faute de pouvoir travailler, il touchait 1160$ par mois en rente d’invalidité.

Jusque-là, ça va.

Tout s’est gâté quand Richard a soufflé ses 65 bougies, quand, dans une entourloupette dont la bureaucratie a le secret, il n’était plus considéré comme invalide. Il a reçu une belle lettre officielle lui expliquant que sa rente d’invalidité allait être remplacée par la rente de retraite et que, vu qu’il n’avait pas cotisé depuis 15 ans, il allait devoir se contenter de moins.

Beaucoup moins. « Comme mon père ne travaillait pas depuis 15 ans, ils ont appliqué la pénalité de 36% pour les retraites anticipées, ils ont considéré qu’il avait pris sa retraite à 60 ans. » C’est comme ça que ça marche pour toutes les personnes qui deviennent invalides avant 65 ans, on les traite comme si elles avaient fait le choix de ne plus travailler.

Alors, du jour au lendemain, les revenus de Richard McLean ont fondu presque de moitié, passant de 1160$ par mois à 679,29$, une baisse de 8140$ par an. Sans la pénalité, il aurait reçu 970,42$. « Mon père disait " si je comprends bien, il s’est produit un miracle, je ne suis plus invalide! Mais je ne suis toujours pas capable de marcher... " »

Niaiseux de même.

Richard McLean avec Lugo, son deuxième chien d'assistance, à l'époque où il recevait sa rente d'invalidité.

Richard a contesté la décision, il a fait une demande de recours collectif en 2020. « Il a commencé les démarches en 2019. Il savait quand il a commencé qu’il ne faisait pas ça pour lui, qu’il n’allait plus être vivant. » Son fils a repris le flambeau et, l’été dernier, la cause a abouti devant le tribunal administratif du Québec, où deux juges ont tranché le 28 juillet que les pénalités imposées aux personnes invalides violent carrément la Charte des droits et libertés du Canada – rien de moins – parce qu’elles portent atteinte au droit à l’égalité sur la base de déficiences physiques ou mentales.

Les arguments de Retraite Québec n’ont pas convaincu les juges, ils les ont plutôt sidérés. « La justification du PGQ [Procureur général du Québec] se résume principalement à prétendre que cette diminution de la rente de retraite pour environ 1% des bénéficiaires contribue à assurer la pérennité du Régime, à maintenir un taux de cotisation acceptable et à établir une plus grande équité entre des bénéficiaires du Régime se trouvant dans des situations similaires. Rien de moins. »

Donc, si on résume, l’État se donne le droit d’être injuste avec des gens comme Richard sous prétexte d’être plus juste avec les autres. Le gouvernement voudrait même qu’on louange son grand cœur parce qu’il fait passer la pénalité maximale de 36% à 24%.

C’est ahurissant.

« Selon des chiffres de Retraite Québec, ça touche environ 28 000 personnes », souligne Kevin. C’est beaucoup de monde qui doit faire les frais d’une supposée équité, des gens qui, rappelons-le, doivent en plus composer avec leur invalidité. « Le Québec est la seule province au Canada où c’est comme ça, partout ailleurs, tu es invalide à vie. »

C’est comme ça depuis 1997, sous le gouvernement Bouchard.

De gauche à droite, Richard McLean, sa fille Vicky, sa conjointe (et mère des enfants) Danielle Drolet et son fils Kevin.

Au lieu de se rendre à l’évidence, Retraite Québec conteste la décision des juges du Tribunal administratif arguant que ses arguments n’ont pas été considérés. « La cause va être entendue en Cour supérieure. On a espoir d’avoir une première date au printemps » pour établir la suite des choses et «pouvoir passer à l’automne 2024. »

Que de temps et d’argent perdus.

De l’argent aussi que devra trouver Kevin, la famille et ceux qui se battent à leurs côtés. « Il y a trois avocats qui sont dans le dossier, ils le font pro bono [gratuitement], mais ça serait bien si on pouvait les libérer des frais. » Pour se défendre, il a lancé une campagne de financement sur Gofundme, alors que le gouvernement pigera dans l’argent des contribuables.

Kevin McLean n’est évidemment pas seul à mener ce combat. L’organisme Moelle épinière et motricité Québec (MÉMO) porte depuis des années cette cause, avec de plus en plus d’alliés. « On veut arriver à avoir une véritable mobilisation, à avoir le plus de monde possible dans notre mouvement, Les invalides au front. »

Il veut rallier le plus de gens à sa cause. « Il y a une pétition qui circule, on est rendu à presque 7500 signatures en deux mois. »

Les médias ont aussi exposé cette injustice-faite-au-nom-de-la-justice, chaque fois en relevant le caractère discriminatoire des calculs du Régime des rentes du Québec (RRQ) envers ces gens qui de surcroît sont parmi les moins favorisés de la population. Le collègue Daniel Germain y a d’ailleurs trempé sa délicieuse plume récemment, pour mettre le tout en contexte.

Qu’à cela ne tienne, le premier ministre Legault et le ministre des Finances, Eric Girard, ne bronchent pas. Fin août, voici ce que le cabinet du ministre des Finances a répondu à l’animateur Mario Dumont, qui cherchait à savoir pourquoi Québec va en appel: « Ce dossier est judiciarisé et nous sommes limités dans les commentaires que nous pouvons formuler. Il est important de rappeler le contexte très difficile en 1997, lorsque la décision de modifier la rente de retraite d’un bénéficiaire de la rente d’invalidité a été prise. Celle-ci faisait partie d’un ensemble de gestes visant à assurer la pérennité du RRQ et qui ont affecté l’ensemble des participants du régime. »

Interpelé à l’Assemblée nationale le 21 septembre par la députée libérale Linda Caron, le ministre du Travail, Jean Boulet, s’est lui aussi défendu de pénaliser injustement les aînés invalides, en répétant que la mesure était justifiée il y a 26 ans « pour garantir la survie du régime, l’acceptabilité sociale et assurer une équité entre les générations de cotisants.»

C’est court pour maintenir une injustice.

Pour s’entêter à la maintenir.

Être invalide n’est pas une sinécure, faut-il le rappeler. Je cite Le Robert, il s’agit de quelqu’un qui «n’est pas en état de mener une vie active, du fait de sa mauvaise santé, de ses infirmités, etc. » On y parle d’un « travailleur que l’âge, les blessures rendent incapable de servir, de travailler.»

Personne ne souhaite ça.

Les personnes invalides ne demandent pas la lune ni un traitement de faveur, elles veulent juste ne pas être pénalisées comme ceux qui décident de prendre leur retraite avant 65 ans, souvent pour profiter plus tôt de la vie sans avoir à se lever pour aller travailler. C’est l’esprit de cette pénalité, pour encourager les Québécois à rester au boulot, pas punir ceux qui en sont incapables.

Richard n’a pas choisi d’être invalide comme d’autres choisissent d’aller se la couler douce sous le soleil pendant qu’ils pètent encore le feu.

L’«AVC 50» n’est pas la «liberté 55».

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