Une autre façon de penser l’économie, rien de moins.
Attablé dans un café du centre-ville, Yvon Poirier me raconte comment, depuis une dizaine d’années, lui et une poignée d’autres personnes ont patiemment préparé le terrain pour arriver à convaincre des pays de développer une « économie sociale et solidaire », ESS de son petit nom, question de faire contrepoids au capitalisme.
Il sait que ça ne changera pas demain matin, que « c’est une longue marche », il a le mérite de la faire avancer.
Le syndicaliste retraité a l’habitude des luttes sociales, il part du constat où si rien ne change, rien ne changera. Rien qu’à lire les manchettes, on voit ben que les inégalités gagnent de plus en plus de terrain sur la planète, l’écart entre les riches et les pauvres ne fait que s’agrandir. « L’ONU a fixé l’objectif de 2030 pour éliminer la pauvreté, mais si on se rend compte qu’on ne va pas l’atteindre si on continue comme ça. »
En fait, l’humanité s’en va dans le sens contraire, « on recule sur la pauvreté, sur l’équité homme-femme. […] Rien ne s’améliore ce sont les multinationales qui ont le contrôle. Les défis sont énormes, mais on n’a pas le choix ».
Selon le plan de match de l’ONU et son objectif d’éliminer la pauvreté dans le monde, il ne nous resterait donc que sept petites années pour sortir 736 millions de personnes, dont 160 millions d’enfants, de l’extrême indigence. En 2016, 10% de la population mondiale vivait avec moins de deux maigres dollars par jour.
Yvon Poirier et les autres qui ont travaillé avec lui proposent de faire les choses autrement. « Faire tomber le système, ça marche pas, il faut des alternatives. On part de ce qui existe, on n’invente rien. » Ces alternatives, ce sont des entreprises locales, des coopératives, des projets qui sont portés et menés par les communautés. « Il faut renverser les paradigmes du développement. »
C’est bien beau, mais par quel bout on prend ça?
L’ex-prof du Cégep de Limoilou a choisi la voie diplomatique, la longue marche. Depuis 2014, il a participé à un comité de l’ONU sur l’économie sociale et solidaire, il a fait aller ses contacts aux quatre coins du monde pour rallier des pays à sa cause. Et il fallait rédiger une résolution, une aventure en soi. Yvon, avec Chantal Line Carpentier et Fulvia Farinelli de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), ont été invités en 2019 à soumettre une ébauche, qui a été remaniée dans un style plus... onusien.
Une pandémie et trois ans plus tard, en 2022, ce noyau acharné à faire la promotion de l’ESS a finalement réussi à obtenir ses deux premiers appuis officiels, l’Espagne et la France. D’autres pays, entre autres le Canada, sont entrés graduellement dans la ronde au fil de rencontres et de contacts. En tout, ce sont une quarantaine de pays qui ont endossé l’idée de rendre le monde un peu meilleur en favorisant une économie à échelle plus humaine.
Les États-Unis, eux, ont fait la sourde oreille. « Ce n’est pas un concept qui est reconnu là-bas. Ça ne perce pas à Washington, il faudrait des contacts pour ça. C’est un énorme défi de les sensibiliser, même chez les Démocrates, c’est très difficile avec le bipartisme. » Mais quand est venu le temps d’adopter la résolution en avril, ils ne s’y sont pas opposés. «Pour l’adoption, il y a la procédure du silence. Lorsque tu penses que la proposition est OK, tu laisses 24 heures et si personne ne réagit, c’est considéré comme adopté.»
Avant, trois rencontres de deux heures se sont tenues à New York pour arriver à la version finale de la résolution, d’y apporter les derniers amendements.
Des négociations de mots, de virgules.
Et puis voilà, depuis presque trois mois, la résolution A/RES/77/281 de quatre pages figure officiellement sur le site de l’ONU, avec un titre toutefois plus convivial, « la promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable ». En gros, on y encourage les États membres à « mettre en œuvre des stratégies, des politiques et des programmes nationaux, locaux et régionaux visant à appuyer et à favoriser l’économie sociale et solidaire en tant que modèle possible de développement économique ».
On encourage les institutions financières à pousser à la roue.
Et maintenant? « La résolution, c’était une étape pour donner plus de crédibilité à l’ESS. Ce qu’il nous faut pour aller plus loin, ce sont des structures intermédiaires dans les pays pour réaliser des projets sur le terrain, un peu partout, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Il faut aussi s’occuper de la question du financement. Il y a un mouvement pour que ce soit la finance privée qui s’en occupe, nous on veut que ce soit les banques de développement. »
Il faudra, aussi, trouver des mécanismes pour éviter la corruption, véritable gangrène dans plusieurs pays défavorisés.
Cet automne, en octobre, « il y aura une rencontre à Montréal pour établir un plan de mise en œuvre, pour planifier la suite » . Yvon espère des « changements à moyen terme. L’ONU, ce sont des pays, c’est à eux de mettre ça en œuvre, pour développer une véritable économie locale. C’est certain que c’est une lutte de longue haleine, on met les pions... »
Ça fait du bien, d’entendre quelqu’un qui croit à un monde meilleur. «Les manifestations en France, c’est du défoulement. Il faut construire, travailler ensemble.
À 78 ans, Yvon pourrait très bien se la couler douce et profiter de sa retraite, il a plutôt choisi de travailler à temps plein, bénévolement, pour changer les choses. Il court les forums mondiaux depuis toujours, avance avec convictions avec son bâton de pèlerin. Et il continuera tant et aussi longtemps qu’il le pourra.
« C’est une façon de passer du désespoir à l’espoir. »