Chronique|

Quand le baseball mène à l’art

Inspiré par la culture autochtone, Jôs Binne a peint cette toile en 1996.

CHRONIQUE / Je m’attendais à toutes sortes de réponses quand j’ai demandé à Gérald Jobin comment il avait découvert son talent pour la couture, mais jamais à celle-là. « Je jouais au baseball. Quand les balles étaient brisées, je les réparais. »


Il est devenu un expert du « point baseball ».

Et son talent pour le dessin? « J’ai fabriqué un jeu de parcheesi avec une planche de contreplaqué. J’avais 19 ans. » Il s’est appliqué, il y a mis des couleurs, a trouvé ça beau. Puis il a marié ses talents, a commencé à faire des dessins sur du cuir. « J’ai fait un manteau, j’ai fait un poncho en cuir, je l’ai vendu tout de suite. J’en ai fait plein après ça »



C’était la grosse mode. « C’était le temps des hippies. J’étais pas mal hippie moi-même. Je le suis encore un peu. »

Il sourit, ses yeux plissent.

Je dois tendre l’oreille quand il me parle, sa voix n’a plus sa force d’antan, son corps non plus, Gérald est cloué à un fauteuil roulant. Le parkinson, diagnostiqué il y a huit ans. « Au début, ça allait, mais j’ai commencé à avoir des tremblements. J’ai continué à dessiner tant que j’ai pu, mais je ne suis plus capable maintenant. »

Ce n’est pas tout à fait exact. Vrai que l’artiste ne peut plus tenir un crayon ni un pinceau, ni ses instruments de pyrogravures pour travailler le cuir comme il aimait tellement. Mais il peint encore, autrement. « Il y a environ deux ans, un de mes amis m’a suggéré d’acheter une tablette pour dessiner et le lendemain, j’avais une tablette! C’est incroyable, je découvre à chaque fois des nouvelles choses! »



Il fait de l’art abstrait, ne sait jamais en partant à quoi ça va ressembler. Quand Gérald me raconte, il fait des cercles dans l’air avec son bras.

Un tourbillon créatif.

Quand il crée, le parkinson n’existe pas.

Gérald Jobin tient son tableau Blue Bambino qu'il aime particulièrement.

Il habite depuis le printemps en CHSLD à l’Hôpital général de Québec où il est bien et où il a pu exposer cette semaine quelques-unes de ses œuvres dans l’auditorium, où on avait organisé un bazar. Il y en avait qui datait d’une trentaine d’années, dans le temps où il habitait Vancouver, où il est resté une vingtaine d’années et où il a même eu une galerie d’art.

Ses œuvres sont toujours signées de son même nom d’artiste, Jôs Binne. Il a placé sur une table des albums de photos d’autres œuvres, il m’en montre une.

- Tu vois c’est quoi?



- Un serpentin de rond de poêle?

J’ai vu juste. Gérald a vu une œuvre d’art là où la moyenne des ours ne voit qu’un banal élément chauffant, comme quoi l’art peut être partout, surtout dans l’œil de celui qui regarde. Celui de Gérald n’a rien perdu de son émerveillement.

Les plus récentes œuvres, faites à partir de sa tablette, sont des explosions de couleurs, parfois en spirales, parfois à l’image d’un kaléidoscope. Quand il est satisfait du résultat, il fait imprimer le dessin sur une sorte de toile, l’illusion est parfaite. On croirait que l’œuvre est sortie directement de ses pinceaux.

Même un banal serpentin de cuisinière inspire Gérald Jobin.

Il peint aussi souvent qu’il peut, avec de la musique, il écoute un peu de tout, du jazz latin, du Neil Young, du Joni Mitchell. « C’est ma relaxation, ça me calme. » Sa chambre est un véritable musée, aux murs sont accrochés des dizaines de tableaux. Il aime écouter de la musique, il ne peut plus en jouer, il a dû ranger sa guitare et sa batterie.

Gérald me raconte ses années à faire de la musique avec un groupe, Bon Dia, puis un autre, et aussi la fois où il a joué avec Bob Walsh.

On parle et on n’est plus au CHSLD, il m’emmène avec lui dans les mines de cuivre du nord de l’Ontario où il a travaillé, où il mettait aussi ses talents de couturiers à contribution pour repriser ses vêtements et ceux de ses collègues. Il a travaillé dans d’autres mines, dans d’autres provinces, au Manitoba entre autres, « trois, quatre mois » chaque fois.

« C’était payant », il travaillait jusqu’à ce qu’il ait assez d’argent pour chausser ses bottes de sept lieues, pour partir en voyage quelque part sur la planète. « J’ai fait 14 voyages. Je suis allé au Brésil, en République dominicaine, au Japon, en Corée », qu’il me raconte tout bas, avec le filet de voix qu’il lui reste, comme s’il me faisait une confidence.

À 74 ans, dans ce fauteuil roulant qu’on doit pousser pour lui, Gérald Jobin est toujours le même homme. On a tendance à l’oublier, quand on voit d’abord d’une personne ses cheveux blancs, quand on ne voit que sa marchette, son fauteuil roulant, ses mains qui tremblent, ses yeux qui ne voient plus, quand on ne voit qu’une vieille ou un vieux.



Je n’aurais pas pu imaginer en voyant Gérald entre les murs beiges de l’auditorium de son CHSLD toutes les vies qu’il a vécues avant d’arriver là. Je lui ai dit quelque chose comme ceci : « Je trouve ça fascinant de voir tout ce que vous avez fait, je n’aurais pas pu imaginer ce que vous avez vécu, tout ce qu’il y a derrière vous.»

Vous savez ce qu’il m’a répondu?

«Et il y a tout ce qu’il y a devant.»