C’est pourquoi j’applaudis le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario, rendu lundi, confirmant la constitutionnalité des articles du Code criminel canadien, sur la question.
Au Canada, depuis 2014, vendre du sexe n’est plus un crime. Acheter des relations sexuelles, oui. La loi vise les clients, surtout des hommes. Ils sont le pivot de la transaction. Et elle vise les proxénètes. C’est l’approche dite « abolitionniste » prônée par les pays scandinaves – les plus progressistes au monde – et par la France.
Dans le camp opposé, des militantes pour les droits des femmes et des travailleuses du sexe, ce qui comprend ici la Fédération des femmes du Québec, réclament la refonte de cette loi et la décriminalisation de la prostitution comme en Nouvelle-Zélande notamment. C’est de là que venait la cause entendue en Ontario. Au nom de la liberté, ces militantes demandent que les clients et les proxénètes ne soient plus des criminels, car ainsi, dit-on, on contrôlera les effets négatifs de cette loi et on assurera la sécurité de celles qui s’adonnent à cette activité.
Comme si banaliser la prostitution la transformerait en occupation normale dont la société n’aurait plus à se préoccuper.
Outre les considérations juridiques, un fait demeure : le travail du sexe repose sur l’exploitation de femmes et d’adolescentes vulnérables, propulsé par le trafic international de personnes, dominé par la violence physique et psychologique et la négation de la dignité de la moitié de la race humaine. Décriminaliser c’est accepter tout cela pour satisfaire une minorité de prostituées qui se disent consentantes et qui le demandent, croyant que la banalisation va tout régler.
Depuis 20 ans, j’ai beaucoup lu et écrit sur le sujet. Une revue de différentes études de terrain indique que 89 % des prostituées canadiennes, prisonnières de leur passé de violence sexuelle pour la plupart, de proxénètes, de pauvreté, de drogues dures et de haine de soi, souhaitent changer de vie. Décriminaliser ce que font les proxénètes et les clients ne fera rien pour elles.
L’industrie du sexe — car c’en est une — vaut au bas mot 100 milliards de dollars dans le monde annuellement. Une infime partie de ces gains va aux femmes. Le reste est réservé aux criminels qui les utilisent — souvent contre leur gré — dans le seul but de s’enrichir. Pas pour faire évoluer les mœurs, croyez-moi.
Et on va donner à ces ordures la clé de la voûte d’or au nom de la Charte des droits et libertés? Absurdité, quand tu nous tiens.
Je suis abolitionniste. Je crois qu’on peut débarrasser l’humanité des pires effets de ce fléau en retirant au commerce du sexe le droit à toute normalisation. Par exemple, en Suède, depuis que seuls les clients sont visés par la loi, comme au Canada, la prostitution a perdu une bonne partie de son attrait « populaire ». C’est devenu kétaine, une affaire de vieux cochons qui ne saurait attirer un homme moderne et éveillé. Ce n’est plus un rite de passage souhaité par les adolescents. Comme le monde, la culture a changé.
Mais j’entends des voix s’élever : il n’y a rien à faire, c’est le plus vieux métier du monde. Il n’y a pas si longtemps, on disait la même chose de l’esclavage et du travail des enfants. Et pourtant, on a tout mis en œuvre pour les contrer. Le commerce du sexe à échelle industrielle n’est pas une fatalité.
Nous sommes loin, en 2023, de l’image romantique de la prostituée au grand cœur qui vient au secours d’hommes dont les autres femmes ne veulent pas ou qui paie ainsi ses études de doctorat. Pensons plutôt aux réseaux bien organisés de traite de personnes laissées pour compte par la société. Car plus la demande augmente, plus les magnats du sexe ont besoin de chair fraîche et ils savent qu’ils vont la trouver là où les femmes sont désespérées. Chez les migrantes, les pauvres, les toxicomanes, tous les groupes discriminés, bref partout où il y a de la souffrance et de la vulnérabilité.
Et la décriminalisation va changer ce portrait?
Au nom des femmes et des filles (l’âge d’entrée moyen dans le « métier » au Canada est 14 ans) exploitées, battues, mutilées, coupées de leur milieu et jetées à la poubelle dès que la moindre ride se pointe, ayons le courage de dire non. Sans cela, rien ne stoppera l’exploitation sexuelle qui se pratique aujourd’hui à l’échelle planétaire et dans tous les milieux, la technologie en ayant changé le portrait et les méthodes comme jamais auparavant.
Les travailleuses du sexe ne sont pas des criminelles. Elles ne doivent pas être victimes de la répression de l’État qui doit leur assurer toute sa bienveillance et son aide. Mais faire comme si vendre du sexe est un commerce comme les autres ne viendra jamais à bout de l’exploitation d’êtres humains.
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Lise Ravary est journaliste depuis 40 ans et a tout fait dans le métier, que ce soit à la radio ou dans des magazines et des journaux, de Montréal à Toronto, en passant par Londres et Alexandria, avant de devenir observatrice et commentatrice à temps plein. On peut lire ses opinions dans nos pages deux fois par semaine.