Bien que « plus de 800 000 personnes » risquent de quitter le Soudan pour échapper aux violences selon l’ONU, je ne m’étonne donc pas de n’avoir entendu aucun appel à ouvrir grandes les portes du Canada aux réfugiés soudanais, comme ce fut si naturellement le cas l’an dernier quand les Ukrainiens ont commencé à fuir les troupes et les bombes de Vladimir Poutine.
Nous sommes des bêtes injustes, et mon travail est de nous le rappeler, pour que nous essayons de faire toujours un peu mieux.
L’une des principales raisons qui expliquent que les combats actuels au Soudan soient arrivés tant bien que mal à s’accrocher aux manchettes dans les médias occidentaux depuis deux semaines est que ceux-ci se déroulent principalement dans la capitale Khartoum, où résident la plupart des diplomates, humanitaires, gens d’affaires et autres ressortissants étrangers.
Les efforts des gouvernements étrangers pour les évacuer fournissent donc pour l’instant une source de préoccupation suffisante pour qu’on prête attention au contexte de cette fuite. Mais il y a fort à parier que du moment où ces opérations seront terminées, l’intérêt pour les combats et le sort des Soudanais pris entre deux feux se tarira.
Encore là, il s’agit plus d’un constat que d’une condamnation en soi de l’état des choses.
Coup sur coup
Mais que se passe-t-il au juste au Soudan depuis le 15 avril ?
Commençons par une petite mise en contexte.
En avril 2019, après plus de 30 ans au pouvoir, le dictateur soudanais Omar El-Béchir est renversé après quatre mois de manifestations populaires contre la cherté de la vie et plus largement contre son régime. Le coup de grâce ne vient alors pas de la rue elle-même mais, comme c’est souvent le cas, de généraux qui, sentant le vent tourner en défaveur du pouvoir en place, laissent tomber leur despote jusque-là bien-aimé pour s’allier au peuple.
En septembre 2021, les généraux changent de nouveau leur fusil d’épaule. Ils en ont assez de partager le pouvoir avec cette société civile qui veut qu’on tienne au plus vite des élections. Nouveau coup d’État, nouvelles manifestations réprimées. Les hommes en treillis peuvent très bien gouverner par eux-mêmes.
À condition de savoir contrôler leur avidité et leur égo.
Car voici qu’à la mi-avril, donc, le chef de l’armée et celui d’une puissante milice paramilitaire officielle, qui gouvernaient plus ou moins en tandem depuis un an et demi, ont tous les deux voulu se retrouver seul au sommet de l’État. Disposant chacun de troupes fidèles et bien armées, leur dispute s’est vite transformée en affrontement militaire de haute intensité dans les rues de Khartoum.
Ce bras de fer a aussi mené à d’autres combats ailleurs dans le pays, notamment dans la région du Darfour, où la guerre civile déclenchée en 2003 — et dans laquelle l’un des généraux était l’un des acteurs sanguinaires principaux — n’a jamais été complètement réglée.
Pour l’instant, on estime à au moins 550 le nombre de victimes des affrontements entre les deux factions à Khartoum et ailleurs.
Bref, tout porte à croire que des jours sombres s’annoncent pour le Soudan et ses quelque 45 millions d’habitants.
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Multipolarisation
Le relatif désintérêt du monde occidental pour le Soudan dont je parlais précédemment tient aussi au fait que la « guerre globale contre la terreur » lancée par George W. Bush il y a plus de vingt ans et poursuivie sous une forme ou une autre par ses successeurs depuis n’est plus l’obsession et la priorité qu’elle était.
Le général Hemeti, l’un des deux chefs militaires qui s’affrontent en ce moment, a bien essayé de dépeindre son rival, le général al-Burhan, comme un « islamiste radical » afin de s’attirer les faveurs — et l’argent et les armes — des grandes puissances, ce type d’accusation n’est plus aussi efficace qu’auparavant.
Ce temps où les États-Unis et leurs alliés soutenaient tout dictateur qui brandissait l’épouvantail islamiste pour justifier la répression d’une opposition aux valeurs certes conservatrices mais souvent plus démocratiques que celles du régime en place, semble aujourd’hui révolu.
Les États-Unis ne sont plus désormais le médiateur automatique pour régler toutes les crises de la planète. Pendant que le monde se « multipolarise », l’autorité de Washington s’effrite. Au Soudan, la trève que le département d’État a réussi à arracher aux bélligérants dans les derniers jours n’a jamais mené sur le terrain à un arrêt réel des combats.
D’autres acteurs commencent à prendre du gallon en tant que gendarmes du monde, à commencer par la Chine, qui a récemment servi d’intermédiaire dans le processus de réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Dans le cas de cette crise soudanaise, la dynamique est toutefois plus régionale. Ce sont les puissances du monde arabe — Égypte, Arabie saoudite et Émirats arabes unis — qui cherchent le plus ardemment à freiner l’escalade, dans l’espoir de sauvegarder non seulement la paix, mais leurs propres intérêts. Car contrairement à la plupart des conflits où chaque puissance se range derrière un acteur, il semble qu’aucune n’a intérêt à voir gagner un général plus que l’autre, puisqu’elles entretiennent toutes des liens avec les deux…
Ces dictatures arabes sauront-elles mieux jouer leur rôle de médiation que les États-Unis ? Doit-on s’inquiéter que le rôle de gendarme régional revienne à de petites dictatures voisines plutôt qu’à une grande puissance, hégémonique et extérieur, mais aux valeurs démocratiques ? On pourrait s’en inquiéter a priori. Or, après le fiasco de cette guerre américaine contre la terreur qui a vu bafoués tous les idéaux qu’elle prétendait défendre, il est permis de penser qu’au nom de la préservation d’un équilibre entre petites puissances, ces régimes ne pourront pas se montrer aussi arrogants que les États-Unis.
Radio d’urgence
Il est évidemment bien de s’informer sur la crise au Soudan pour mieux comprendre ce qui s’y déroule. Mais la réalité est que peu importe notre niveau de compréhension de cet enjeu, ni vous ni moi ne sommes en position d’agir pour régler la dispute entre les généraux et ainsi, empêcher des souffrances à la population soudanaise.
La meilleure initiative médiatique des derniers jours revient à mon avis à la BBC, qui a annoncé la mise sur pied d’un service radio d’urgence en arabe à destination du public soudanais. Durant trois mois au moins, à raison de deux bulletins par jour diffusés via les ondes courtes et sur Internet, la radio publique britannique fournira des informations de première main aux Soudanais, terrés chez eux ou en fuite, afin de les aider à mieux se protéger et survivre.
Dans les circonstances, cette radio éphémère me semble avoir le pouvoir de faire une vraie différence.