Une source incontournable.
Depuis des décennies, on allait vers lui pour se faire raconter la grande et la petite histoire du pont. Journalistes, historiens, romanciers, professeurs, élus...
Des familles d’ouvriers qui avaient travaillé au pont allaient aussi vers lui. Lui léguaient parfois des documents et artefacts, sachant qu’il saurait en prendre soin, mieux que quiconque.
De ces souvenirs, anecdotes et objets rassemblés depuis plus de cinquante années, l’historien a tiré plusieurs livres sur l’histoire du pont de Québec (1) et l’inspiration pour plus de 2000 conférences qu’il prononçait sans notes tant il maîtrisait son sujet.
Il aura raconté le pont jusqu’à la toute fin.
Sa dernière allocution fut le 15 février devant des professeurs retraités du Cégep Lévis-Lauzon. Il ignorait que ce serait sa dernière.
Il venait de recevoir un diagnostic de cancer, mais pensait pouvoir continuer. D’autres rendez-vous étaient à son agenda, mais il a dû y renoncer.
La suite s’est précipitée à la vitesse d’un pont de fer qui s’écoule.
M. L’Hébreux a été emporté la semaine dernière.
Avant d’avoir pu écrire le dernier chapitre du pont, celui qui aurait raconté comment le Canadien National et les gouvernements ont uni leurs ressources pour en assurer la pérennité.
Michel L’Hébreux avait 76 ans.
Sa grande déception aura été de ne pas avoir pu assurer la « relève ». Ni parmi ses enfants ni parmi ses petits-enfants.
D’autres citoyens et organisations ont de l’intérêt pour l’histoire du pont de Québec. « Mais personne ne va poursuivre comme il le faisait », peut déjà prédire son épouse Nicole Goulet.
« Il rêvait à un centre d’interprétation du pont de Québec sur la Rive-Sud », rappelle-t-elle. Je me souviens qu’il m’en avait parlé aussi.
Je n’ai rien contre la Rive-Sud. On trouverait des lieux qui s’y prêtent. Près de la Marina de la Chaudière, par exemple.
Mais pourquoi écarter la Rive-Nord?
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Le parc de l’Aquarium offre une vue imprenable sur le pont et un accès direct à la passerelle piétonne. Il y aurait là une logique et une logistique naturelles, non?
On pourrait penser aussi à la promenade Samuel-De Champlain.
« Il n’aurait pas voulu la Rive-Nord », insiste son épouse.
Les ouvriers (et les morts) de la construction du pont venaient souvent de New Liverpool (Saint-Romuald), fait-elle valoir. Une question de respect.
Des projets à l’ancien bureau de poste du Chemin du fleuve (en face de l’hôtel de ville) et à l’ancienne gare ferroviaire de Charny ont cependant échoué.
En désespoir de cause peut-être, M. L’Hébreux « s’était essayé il y a quelques années » au Musée de la civilisation.
Il a fait une « approche », mais le projet fut refusé. Sujet « trop régional », a-t-on dit à son mari. Le musée s’intéresse à des choses « plus universelles ».
Si la huitième merveille du monde ne se qualifie pas pour un musée de la civilisation, on peut se demander auprès de qui il trouvera.
M. L’Hébreux en était préoccupé. Il redoutait le jour où il devrait déménager.
« Il va falloir débarrasser un peu », essayait-il de se convaincre.
Son épouse l’y encourageait, exaspérée par moment que la résidence familiale de Saint-Romuald soit devenue un musée.
Elle avait fini par mettre ses conditions.
Pour ajouter quelque chose sur un mur, il faudrait retirer autre chose, avait-elle prévenu son mari.
« C’est ce qu’on appelle un compromis », s’était amusé M. L’Hébreux. Il m’avait fait faire le tour de son bungalow ce jour-là, sachant que je préparais un dossier sur le centenaire du pont. (2)
J’avais bien vu la place que le pont de Québec occupait dans le quotidien du couple et de la maison.
« Ça se peut que j’aie dit ça », rigole aujourd’hui Mme Goulet. Mais je n’ai pas senti qu’elle avait mis beaucoup de conviction dans sa menace.
On ne liquide pas à la légère l’œuvre d’une vie. Encore moins quand cette œuvre sert l’intérêt public.
On semble l’oublier, mais le « Pont-de-Québec » est officiellement un lieu historique national du Canada. Il apparaît aussi au Répertoire du patrimoine culturel du Québec.
Mariée de force avec le pont de Québec
Nicole Goulet a vu naître la passion de Michel L’Hébreux pour le pont peu après leur mariage, à la fin des années 60.
Elle a été témoin des premiers efforts de ce professeur de français du secondaire pour rassembler des anecdotes sur le pont dans le but d’intéresser ses élèves.
Cet intérêt lui est resté lorsqu’il est devenu directeur d’école quelques années plus tard et ne l’a plus quitté ensuite.
Par la force des choses, le pont de Québec venait d’entrer aussi dans la vie de Nicole Goulet.
« Je le suivais partout » où il donnait des conférences, raconte-t-elle. Sauf dans les écoles.
« T’es pas tanné de raconter les mêmes histoires », lui demandait-elle parfois? Vous connaissez la réponse.
Les ordinateurs personnels et Internet n’existaient pas lorsque Michel L’Hébreux a publié son premier livre en 1986.
Il rapportait des archives de l’Université Laval qu’il « étendait sur notre lit » et examinait « à la loupe ». Leur fille était là aussi. La fille et la mère prenaient les notes.
Nicole Goulet a ainsi été la première lectrice d’épreuves des ouvrages de son mari. Avec le temps, elle a fini par partager sa curiosité pour le pont. Mais jamais avec la même intensité que son mari.
Une obligation morale à prendre le relais
Ce qui relance la question. Que va-t-il advenir maintenant des archives, notes et objets amassés par Michel L’Hébreux au cours du dernier demi-siècle?
« Tout est bien classé et répertorié », assure Mme Goulet. Bien, mais il faudra quand même quelqu’un.
Le moment est venu que les pouvoirs publics prennent le relais. L’histoire de ce joyau du patrimoine mérite que les prochaines générations se souviennent.
Il y a une obligation historique et morale à créer un lieu de mémoire du pont et à y souligner la contribution de Michel L’Hébreux à raconter son histoire.
Idéalement à portée de vue du pont. Rive droite ou rive gauche, ça importe peu importe, pourvu que ça arrive.
(1)
Une merveille du monde, Le pont de Québec, Éditions La Liberté, 1986, 198 pages
Le pont de Québec, Éditions du Septentrion, 2001, 256 pages
Ce sera le plus grand pont du monde: la construction du pont, Éditions les 400 coups, 2005 et 2019
Curieuses histoires du pont de Québec , Éditions du Septentrion, 2020
(2)
https://www.lesoleil.com/2017/09/08/une-reussite-a-leau-benite-1310bb7c9bbb42c2e8583580a6d2e4ce/
https://www.lesoleil.com/2017/09/09/en-mission-pour-le-pont-0307daec20e001f9709106f55154af00/