Semences modifiées : les producteurs bio frustrés, la ministre Bibeau martèle sa confiance en l’industrie

Les producteurs biologiques craignent de voir leurs récoltes ou même leurs semences contaminées par des modifications génétiques, puisque l'édition génomique n'est pas reconnue comme un OGM par le gouvernement du Canada.

Après avoir eu l’occasion de s’entretenir en personne avec la ministre fédérale de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire Marie-Claude Bibeau, la Coopérative pour l’agriculture de proximité écologique (CAPÉ), la Coop Agrobio et Vigilance OGM ont toujours une vision aux antipodes de celle du gouvernement concernant la nécessité de réglementer les semences modifiées par la technologie de l’édition génomique. Même que tous ne s’entendent pas sur les engagements pris par la ministre lors de cette rencontre d’une trentaine de minutes.


Puisque la nouvelle mise à jour de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) établit que les nouvelles semences issues de l’édition génomique seront traitées comme des semences conventionnelles et non pas contrôlées aussi strictement que les semences OGM (organismes génétiquement modifiés), les producteurs biologiques craignent de se retrouver avec des semences génétiquement modifiées ou des cultures contaminées sans le savoir, ce qui mettrait à risque leur certification biologique.

L’édition génomique, utilisée dans divers domaines scientifiques, consiste à modifier l’ADN à l’aide de « ciseaux moléculaires », des enzymes de restriction qui ont comme fonction de couper les acides nucléiques en plus petits fragments. Dans la majorité des cas, on peut ainsi modifier l’ADN de plantes sans ajouter de gènes étrangers, contrairement à la méthode de création des OGM « traditionnels ».



Le Canada a emboité le pas notamment aux États-Unis, qui ont déjà décidé de ne pas considérer les produits modifiés par édition génomique comme des OGM.

Les producteurs biologiques utilisent régulièrement de semences conventionnelles pour des questions de coûts et d’accessibilité, mais s’appuient actuellement sur les vérifications de l’ACIA pour s’assurer que leurs intrants sont exempts d’OGM, étant donné que toute modification génétique est interdite dans l’industrie biologique. « Il y n’y a pas de possibilité de traçabilité, explique également Marianne Bergeron, responsable du développement semences et recherches pour la coopérative Agrobio, rassemblant plus de 140 producteurs au Québec et en Ontario. Si en ce moment je veux faire tester les semences que j’achète, je ne peux pas détecter s’il y a eu de l’édition génomique, la technologie n’existe pas. »

Pour les regroupements de producteurs biologiques, de même que l’organisme Vigilance OGM, le compromis annoncé au début du mois de mai par la ministre, soit de former un comité aviseur regroupant les différentes parties prenantes et de miser sur la transparence volontaire des producteurs de semences en leur demandant d’inscrire l’origine de leurs produits dans une base de données renforcée de Semences Canada, ne représente pas une garantie suffisante. Ceux-ci demandent plutôt à ce que la loi soit modifiée pour obliger légalement les producteurs de semences issues de l’édition génomique à les afficher comme telles, et à emprunter le même chemin de vérification que les nouvelles semences OGM.

« On demande à l’industrie de le déclarer mais sans véritables conséquences s’ils ne le font pas, déplore Léon Bibeau-Mercier, président de la CAPÉ et producteur maraîcher estrien. Il va devoir y avoir des conséquences si on constate que les déclarations ne sont pas faites de façon complète et systématique. »



Léon Bibeau-Mercier est président de la Coopérative pour l'agriculture de proximité écologique (CAPÉ)

La ministre Bibeau ouverte à légiférer ?

Selon Léon Bibeau-Mercier, de même que le coordonnateur de Vigilance OGM, Thibault Rehn, la ministre Bibeau aurait tout de même ouvert la porte, vendredi lors de leur rencontre commune, à considérer la voie législative si on constate « négligence de la part de l’industrie ». « Elle aurait pu se commettre un peu plus, mais on voulait certainement qu’elle se commette un peu de cette façon », rapporte Léon Bibeau-Mercier.

En entrevue avec La Tribune, la ministre Bibeau maintient toutefois ne pas s’être avancée de la sorte, mais avoir plutôt réitéré sa grande confiance envers l’industrie, les partenaires commerciaux et le système mis en place à l’ACIA.

« Mon souvenir c’est que je leur ai dit que j’avais confiance que ça allait fonctionner parce que l’industrie s’était vraiment engagée. Je ne pense pas que je sois allée plus loin que ça », dit-elle.

De son côté, Marianne Bergeron, qui était présente, a une vision plus nuancée de l’échange. « Ça n’a pas été dit aussi clairement, se souvient-elle. J’ai senti que rien n’allait changer. »

Pour la ministre, la réputation du travail de l’ACIA sur la scène internationale devrait également permettre de protéger les certifications biologiques au pays. « La base de données, elle est obligatoire de par un mécanisme qui va être géré par l’industrie mais surveillé par le ministère de l’Agriculture et Agroalimentaire Canada et par un comité aviseur. Toutes les semences qui ont été modifiées génétiquement y seront [déclarées], OGM ou édition génomique. On met en place un mécanisme qui est très crédible. Je ne vois pas pourquoi nos partenaires commerciaux n’auraient pas confiance en ce modèle-là. »



À la question des conséquences découlant du non respect de l’adhésion à la base de données par un producteur, Mme Bibeau indique que le comité de travail formé il y a quelques mois se penche actuellement sur la question, et qu’il devrait bientôt pouvoir fournir des réponses.

« On a l’impression qu’on essaie de noyer le poisson à travers un processus qui est dans la technicalité, commente Léon Bibeau-Mercier. Alors que le plus simple, c’est quoi? C’est de dire " ça c’est de la semence OGM " , de l’afficher et de l’étiqueter. De dire " ça, c’est de la semence issue de l’édition génomique « , si c’est le terme qu’ils veulent utiliser, puis de l’afficher et de l’étiqueter. Comme ça tout le monde, utilisateurs-agriculteurs ou même particuliers, s’ils le voient sur les sachets peuvent l’identifier. Mais évidemment, je ne pense pas que l’industrie veut ça. »

La ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire du Canada et députée de Compton-Stanstead, Marie-Claude Bibeau

« C’est un enjeu de marché »

« Leur crainte, ce n’est pas un enjeu de santé, c’est un enjeu de marché. Ils l’ont convenu avec moi », insiste la ministre Bibeau, précisant qu’il s’agit de la raison pour laquelle la législation n’est pas une option. « La règlementation pour les OGM, c’est pour des raisons de santé, c’est parce qu’il y a des gènes externes introduits, qu’il peut y avoir des allergènes et des risques pour la santé. Ça ne peut pas être la même procédure quand il y a des enjeux de santé et des enjeux de marché. »

Marianne Bergeron explique que les conséquences d’un encadrement laxiste de l’édition génomique pourraient être grande pour les producteurs biologiques, de même que pour l’ensemble du secteur. «Si demain matin en Europe on envoie une récolte biologique et qu’il y a de l’édition génomique, elle n’en veut pas », dit celle qui craint que le marché ne perde confiance, voyant que ni la science, ni la loi ne puisse garantir absence de modifications génétiques.

« Il y a aussi un problème avec le fait qu’on invite l’industrie à devenir juge et partie. Ce sont des inquiétudes qu’on voit poindre à l’horizon. On n’a pas pris personne la main dans le sac, mais nous, on voit les choses arriver et notre mission c’est de protéger l’intégrité de notre processus de certification biologique pour pouvoir garantir ce qu’on met en terre et dans l’assiette des gens. On leur a fait une promesse et c’est ce qu’on veut protéger. »

Vendredi, des manifestations ont eu lieu dans six villes du Québec, dont Sherbrooke, pour s’opposer à la mise à jour des directives de l’ACIA, qui emboitait le pas à une clarification semblable annoncée par Santé Canada l’an dernier au sujet des nouveaux aliments issus de l’édition génomique. Des consultations doivent bientôt avoir lieu concernant l’édition génomique dans l’alimentation animale.

« Mon engagement, c’était de protéger la certification bio, explique la ministre Bibeau. On sait que l’édition génomique c’est quand même un outil qui est très important au niveau agricole et environnement. Ça va nous aider à avoir des semences plus résilientes face aux changements climatiques, aux sécheresses, aux ravageurs. Ça va nous permettre de réduire l’utilisation des pesticides et de réduire les émissions de GES », indique Mme Bibeau.

Thibault Rehn, coordonnateur de Vigilance OGM, n’y croit pas du tout. « Il n’y a plus que trois entreprises qui dominent le marché des semences dans le monde. Ce sont les mêmes qui font les anciens OGM qui vont faire les nouveaux et qui nous vendent les pesticides. Il y a 25 ans, les entreprises nous disaient que les OGM sauveraient le monde, élimineraient la malnutrition, diminueraient l’utilisation des pesticides… On peut le croire ou pas, mais après 25 ans, on s’aperçoit que tous les OGM mis sur le marché au Canada sont faits pour tolérer un ou plusieurs herbicides. À moyen long terme, elles augmentent les utilisations d’herbicides. Aujourd’hui, les compagnies nous racontent la même chose, mais avec la nouveauté que ça va sauver le climat, maintenant que c’est à la mode. Pour ce qui est de nourrir le monde, les OGM sont fait pour nourrir le bétail des pays du nord et nourrir les voitures avec le bioéthanol. Les populations vulnérables ne s’en nourrissent pas. »

« C’est quand même une industrie étrange. Dans le cas des OGM, ils ont toujours dépensé de l’argent pour cacher leurs produits. Ils se battent encore pour ne pas avoir de transparence ou d’étiquetage. Au Canada, on est quand même un des seuls pays dits du Nord ou plus développé qui n’a pas l’étiquetage obligatoire des OGM. Ils savent très bien qu’au final, ç'a une connotation négative à juste titre. Parce que les OGM sont faits pour vendre des pesticides, sont associés à une agriculture intensive à une monoculture qui a des impacts sur les sols, la santé des agriculteurs et la biodiversité. »