D’emblée, le Tribunal administratif du Québec (TAQ) souligne dans sa décision rendue le mois dernier que « la présente affaire constitue la quintessence du cas d’espèce », et que le ministère de la Justice (IVAC) reconnaît qu’il s’agit d’un cas « unique à ce jour ».
L’homme âgé aujourd’hui de 42 ans, qui ne peut être identifié et que nous appellerons Aaron, a immigré au Canada avec sa conjointe de quatre ans son aînée après leur mariage, en 2008. À l’arrivée du couple au Québec, l’épouse d’Aaron, qui parle déjà le français et l’anglais, intègre rapidement le marché du travail. Aaron, qui aspire à une meilleure situation socio-économique que dans son pays d’origine, doit quant à lui apprendre le français.
Les conflits dans le couple débutent tôt après le mariage. Contrairement à son épouse, Aaron ne veut pas d’enfant. Il subit du contrôle, du dénigrement, de la violence verbale, parfois physique et sexuelle, comportements qui s’aggravent avec les années, rapporte le TAQ dans sa décision.
Sur une période s’étalant du 1er octobre 2010 au 28 février 2013, Monsieur est victime de voies de fait et d’agressions sexuelles de la part de son épouse qui lui inflige des contusions et ecchymoses multiples. Les menaces de porter plainte contre lui à la police planent régulièrement. Madame prétend que le Québec est le pays des femmes et qu’elles ont toujours raison.
— Extrait du jugement du TAQ rendu le 19 mai
Aaron tait les sévices dont il est victime. Il a honte et a peur de ne pas être cru. Il craint autant son épouse que les réactions au sein de la famille, relate le Tribunal.
L’homme finira par consulter un médecin pour des problèmes psychologiques en décembre 2017. Un psychiatre lui sera référé et lui diagnostiquera un trouble de stress post-traumatique.
Le 1er décembre 2017, l’IVAC accepte la demande de prestations déposée par Aaron. Tous les actes criminels commis entre le 1er octobre 2010 et le 28 février 2013 sont admissibles.
L’agression du 28 février 2013
L’événement qui a plus particulièrement intéressé le TAQ et qu’Aaron a qualifié de « viol » auprès de sa travailleuse sociale est survenu le 28 février 2013.
La veille, une dispute éclate dans la voiture en présence de la belle-mère d’Aaron, qui séjourne chez le couple.
« Son épouse veut un enfant et menace de porter plainte contre lui à la police s’il ouvre la bouche, de contacter son employeur et de le faire arrêter et menotter sur son lieu de travail », raconte le TAQ.
Le lendemain matin, Aaron est forcé d’avoir une relation sexuelle avec son épouse, qui l’empêche d’utiliser un préservatif. Le couple partage alors la même chambre que la belle-mère.
Aaron apprendra quelques semaines plus tard que sa conjointe est enceinte.
Elle le menace. Sa belle-mère prend part aux échanges et l’insulte. Se sentant en danger, Monsieur se rend au poste de police de son quartier. Sur les conseils d’une policière, il quitte le domicile conjugal et s’installe à l’hôtel. Il ne refera jamais vie commune avec son épouse.
— Extrait de la décision du TAQ
Le 23 mars 2013, Aaron est arrêté à la suite d’une plainte portée par sa conjointe. Les procédures prennent fin en janvier 2014 par la signature d’un engagement contracté par Aaron de ne pas communiquer avec son épouse. Entretemps, l’homme entreprend des procédures de divorce.
Le 14 juin 2018, un jugement déclarant Aaron père biologique de l’enfant mis au monde par son épouse en 2013 est rendu. Jusque-là, l’homme contestait sa paternité.
Garde et pension alimentaire à la mère
Dans le jugement de divorce prononcé en janvier 2019, il est mentionné que l’épouse ne travaille pas, n’a pas de revenus et qu’elle vit grâce à la pension alimentaire payée par Aaron.
La garde de l’enfant est confiée à la mère. Aaron a un accès d’une heure par semaine qu’il doit exercer dans un endroit public en présence de son ex-conjointe. La pension alimentaire payable pour l’enfant est calculée rétroactivement à partir de la date de la naissance de celui-ci.
Devant le TAQ, Aaron a expliqué avoir « en quelque sorte abdiqué » à la suite du jugement le déclarant père biologique de l’enfant.
Il est alors ébranlé et à bout de ressources financières. Il abandonne l’idée d’exercer éventuellement une garde partagée de l’enfant. Il a réglé tous les arrérages et s’acquitte régulièrement de ses obligations alimentaires. En 2022, la contribution versée par Monsieur pour l’entretien de l’enfant est de 738 $ par mois.
— Extrait du jugement du TAQ
Si ce n’était des barrières que dresse son ex-conjointe et du fait qu’il doive composer avec celle qui l’a agressé, Aaron s’impliquerait davantage dans la vie de l’enfant, a-t-il témoigné devant le Tribunal.
Néanmoins, le 1er octobre 2020, le Bureau de la révision administrative a confirmé une décision rendue un an plus tôt par l’IVAC refusant à Aaron la rente pour l’entretien d’un enfant né d’une agression sexuelle prévue à la loi.
Aaron a contesté cette décision devant le TAQ, qui lui a donné raison.
Interpréter la loi avec souplesse
Devant le Tribunal, l’avocate du ministère de la Justice a fait valoir que la rente prévue à l’article 5 de la Loi sur l’IVAC (LIVAC) vise des situations où un parent doit s’occuper de l’enfant né de l’agression et ne peut travailler. Il doit s’agir selon elle d’un parent « à part entière, qui prend soin de l’enfant, en a la garde et en assume l’obligation alimentaire ».
Selon le TAQ, la représentante du ministère ajoute plusieurs critères qui ne se retrouvent pas dans la loi.
L’avocate du ministère de la Justice a également plaidé que l’esprit de l’article 5 de la LIVAC n’est pas d’enrichir une victime qui ne s’occupe pas d’un enfant, mais bien de la compenser pour un enfant dont elle doit assumer l’entretien.
Le TAQ rejette les prétentions du ministère. Dans le cas présent, souligne-t-il, Aaron pourvoit seul à l’entretien de l’enfant, la mère de l’enfant étant sans revenu.
Selon le Tribunal, la LIVAC étant une loi à caractère social dont l’objectif est d’indemniser les personnes victimes d’un acte criminel, « lorsqu’une ou plusieurs dispositions doivent être interprétées, l’interprétation doit se faire avec souplesse et de manière à favoriser l’accomplissement de l’objectif de la loi ».
Le TAQ rappelle également que la nouvelle Loi visant à aider les personnes victimes d’infractions criminelles et à favoriser leur rétablissement, entrée en vigueur en octobre 2021, prévoit qu’une personne qui pourvoit aux besoins alimentaires d’un enfant dont la conception résulte d’une agression à caractère sexuel est admissible au versement d’une aide financière.
Plus qu’un payeur de pension alimentaire
Les juges administratives Odette Gagné et Geneviève Légaré soulignent par ailleurs qu’il est « erroné d’affirmer que la contribution de Monsieur se limite au paiement de la pension alimentaire ».
Aaron n’est pas déchu de l’autorité parentale, rappelle le Tribunal. Selon lui, la preuve démontre que l’homme s’intéresse à son enfant, mais qu’il doit composer avec un contexte très particulier où chaque visite et chaque communication pour exercer ses droits d’accès le replongent dans ses blessures puisqu’elles entrainent inévitablement un contact avec celle qui l’a agressé.
« Faut-il rappeler que les accès à l’enfant extrêmement limités dont il dispose sont dictés par nulle autre que [l’agresseuse] de Monsieur qui ne fait preuve d’aucune ouverture pour les élargir ou, à tout le moins, faciliter ceux prévus [...] et qui semble, au contraire, les utiliser pour maintenir son emprise sur sa victime? » écrivent les juges administratives Gagné et Légaré avant de conclure que le requérant a droit à la rente prévue à l’article 5 de la LIVAC.