Trois jours après le dévoilement par Le Soleil de ses liens d’amitié avec un juge qu’il venait de nommer à la Cour du Québec, le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette a confirmé, en entrevue avec l’animateur Paul Arcand sur les ondes du 98,5 à Montréal, qu’il lui était arrivé de consulter les employeurs des candidats au poste de juge avant de prendre sa décision.
Cette admission du ministre de la Justice a fait énormément réagir au sein de la Cour du Québec.
«Les propos du ministre de la Justice selon lesquels il lui arrive de tenir des consultations privées à propos des recommandations au rapport que le comité de sélection lui transmet sont inquiétants, affirme la juge en chef Lucie Rondeau, dans un courriel en réponse aux questions du Soleil. Il s’agit d’une brèche importante au principe central établissant la confidentialité de l’ensemble du processus de sélection, et ce, afin d’éviter toute influence externe.»
«Vous consultez qui?»
Dans son émission du 15 mai, l’animateur Paul Arcand demande au ministre s’il lui arrive d’appeler des gens avant de choisir le futur juge sur la liste établie par le comité de sélection indépendant.
Simon Jolin-Barrette répond en assurant qu’il n’appelle jamais directement le candidat, «mais il peut arriver que dans certaines circonstances, je fasse des appels pour vérifier la candidature du candidat».
Paul Arcand le fait préciser. «Vous pouvez appeler autour du candidat pour savoir qui il est?» Simon Jolin-Barrette répond que «c’est possible de le faire. Sur l’ensemble des dossiers, il peut arriver que le ministre se renseigne. Si votre question c’est : «est-ce qu’il peut arriver que je consulte en vue d’une nomination, la réponse c’est oui».
Vous consultez qui? demande l’animateur. «Il peut arriver que je consulte des gens qui sont en situation d’autorité par rapport à ces personnes-là, détaille Simon Jolin-Barrette. Je vous donne un exemple. Il pourrait arriver que je consulte l’employeur de la personne. Ça peut arriver que je fais cette démarche-là dans certaines circonstances.»
Paul Arcand soumet l’exemple du DPCP ou d’un cabinet privé d’avocats à titre d’exemple d’employeurs. «Effectivement, dans certaines circonstances, c’est arrivé», indique le ministre.
Ces consultations ont toujours pour objectif de donner la meilleure recommandation possible au conseil des ministres, chargé d’entériner la nomination, insiste Simon Jolin-Barrette, qui a nommé plus de 70 juges depuis son arrivée en poste en 2020, dont au moins 55 en Cour du Québec.
La confidentialité inscrite au Règlement
Trois articles du Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat prévoient que le processus de sélection des juges est confidentiel.
À l’article 11, toute personne qui désire soumettre sa candidature au poste de juge doit «s’engager à préserver la confidentialité du dépôt de sa candidature et celle de toute décision prise à l’égard de celle-ci». Le candidat doit consentir «à ce que des vérifications soient faites à son sujet auprès de tout organisme disciplinaire, de tout ordre professionnel, des autorités policières et des agences de crédits».
À l’article 19, les membres du comité de sélection (un juge, deux avocats et deux membres du public) doivent prêter un serment de discrétion et prendre les mesures requises pour assurer la confidentialité des informations.
À l’article 34, il est précisé que «le nom des candidats à un poste de juge, le rapport du comité de sélection, la liste des candidats proposés ainsi que les documents se rattachant à une candidature sont confidentiels». Les candidats sont informés par le secrétaire du fait qu’ils ont été proposés ou non par le comité, après la nomination du candidat retenu au poste de juge.
Consultations recommandées par Bastarache
L’objectif de la confidentialité, inscrit depuis la Commission Bastarache sur les nominations de juges, était de s’assurer que le candidat ne puisse pas faire la promotion de sa candidature en amassant des lettres de recommandation, explique la professeure de droit à l’Université de Montréal, Martine Valois. Les candidats doivent être jugés sur leur dossier et leur expérience, pas sur leur réseau de contact, ajoute-t-elle.
Pour la professeure Valois, il est clair dans le Règlement que le ministre de la Justice est lié comme tous les autres par l’obligation de confidentialité.
«Mais ce n’est pas ce que la commission Bastarache recommandait, précise la juriste, qui a participé à la rédaction du rapport final sur les nomination des juges.
Dans son rapport publié en 2011, le commissaire Michel Bastarache, juge retraité de la Cour suprême, recommandait «que le ministre de la Justice puisse faire des consultations auprès de diverses personnes, notamment des juges, des avocats, des employeurs ou autres personnes pouvant fournir une information pertinente aux critères de nomination».
«Le règlement l’empêche, mais je trouve ça normal qu’un ministre de la Justice puisse consulter l’employeur d’un candidat, estime la professeure de droit Martine Valois. Car le comité ne fait pas ce travail-là, ils ne sont pas autorisés à faire des consultations, à écrire à l’employeur. C’est le ministre qui peut le faire pour ensuite motiver son choix devant le conseil des ministres.»
Pas de bris de confidentialité
Au cabinet du ministre Simon Jolin-Barrette, on évalue qu’il n’y a eu aucun bris de confidentialité et on cite la recommandation du rapport de la Commission Bastarache sur les consultations permises au ministre.
«Le règlement n’interdit pas au ministre de la Justice de procéder à des consultations, affirme l’attachée de presse Élisabeth Gosselin. Au contraire, ces consultations peuvent s’avérer nécessaires afin que le ministre puisse faire le choix le plus éclairé possible dans le meilleur intérêt de la justice.»
La Commissaire à l’éthique et à la déontologie Me Ariane Mignolet a récemment annoncé l’ouverture d’une enquête au sujet du ministre de la Justice concernant « un possible manquement » au Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale. (Avec la collaboration d’Olivier Bossé)