Un promoteur immobilier dénonce le comportement «abusif» de la Ville de Québec

Le terrain situé au 165, 76e Rue Est, où l'on retrouve des bâtiments de l’ancien garage municipal

Un promoteur immobilier qui devait acheter un terrain à la Ville de Québec afin d’y construire une résidence pour personnes âgées dit avoir perdu son temps et beaucoup d’argent, la Ville ayant décidé de ne plus lui vendre le lot pour le garder pour le tramway. Il s’est adressé à la Cour supérieure dans l’espoir d’être indemnisé, en vain.


À la tête d’une société de gestion, Sylvain Letarte rencontre en 2017 une représentante de la Ville, Kay Féquet, pour connaître les terrains disponibles à la vente. Le terrain situé au 165, 76e Rue Est, lui est alors proposé. Comme il y a plus d’un acheteur intéressé, le lot sera offert par appel de propositions.

Le 13 décembre 2017, Gestion Sylvain Letarte dépose une offre d’achat au montant d’un peu plus de 2,2 M$, qui comprend tous les frais de démolition des bâtiments de l’ancien garage municipal et tous les frais de décontamination. Sa proposition est retenue.



Le 22 mars, une rencontre a lieu entre le promoteur et une fonctionnaire de la Ville, Cyndie Carrier, pour discuter de la grandeur du terrain, de la clause de décontamination et de démolition ainsi que de l’obtention du rapport préliminaire de l’évaluation environnementale.

L’offre finale est signée par Gestion Sylvain Letarte le 6 juin 2018. Le lendemain, Mme Carrier accuse réception de l’offre en précisant que le sommaire décisionnel qui recommandera la vente est pratiquement terminé.

Le 27 juin, le comité exécutif autorise de soumettre au conseil d’agglomération la vente à Gestion Sylvain Letarte. Le conseil municipal l’autorise à son tour le 5 juillet.

À la suite de l’acceptation de l’offre, Gestion Sylvain Letarte engage des déboursés : Englobe pour les vérifications environnementales au montant de 53 814,05 $ (et dont le rapport sera remis à Ville), Groupe Altus pour les rapports d’évaluation (17 628,56 $), BFN Beaudet Faille Normand Architectes (9772,88 $) et BMA Avocats pour la négociation et la rédaction des ententes avec les investisseurs (6147,43 $), détaille-t-on dans la décision de la Cour supérieure rendue la semaine dernière.



Une deuxième offre d’achat tenant compte des estimations pour la décontamination et la démolition est transmise par Gestion Sylvain Letarte le 27 février 2019.

Le 31 mai 2019, soit plus de trois mois après le dépôt de l’offre, Cyndie Carrier informe Gestion Sylvain Letarte que le sommaire recommandant la vente sera présenté au comité exécutif et qu’il sera normalement soumis au conseil municipal le 3 juin 2019.

« Elle informe également Gestion que la vente sera probablement refusée, car l’immeuble sera requis pour les fins du réseau structurant de transport à venir, ce qui fut effectivement le cas », peut-on lire dans la décision de la Cour supérieure.

Plus d’un million $ réclamés

Devant son refus de l’indemniser, Gestion Sylvain Letarte a poursuivi la Ville pour la somme de 1 018 469,85 $ pour les divers déboursés encourus, la perte de profits sur la valeur marchande du terrain et le temps investi sur le projet pendant trois ans.

Devant le Tribunal, l’avocat de la demanderesse a plaidé que les représentantes de la Ville avaient créé des attentes légitimes auprès de sa cliente. Le motif du refus de la vente, soit l’utilisation du terrain pour le tramway, n’a jamais été évoqué lors des négociations, a-t-il souligné. À son avis, la Ville ne pouvait refuser la vente pour des raisons autres que celles négociées.

La Cour supérieure ne voit pas les choses du même oeil. Selon elle, « aucune preuve ne démontre que Mme Carrier était au courant en 2017 ou en 2018 et jusqu’au 5 mars 2019 que le projet de tramway pouvait empêcher la vente de se concrétiser ».



« Le même raisonnement vaut pour Mme Féquet, qui de son côté témoigne que ce n’est qu’après le 21 décembre 2018 qu’elle aurait été informée des nouvelles intentions de la Ville », écrit le juge Carl Lachance, ajoutant que les représentantes de la Ville « ne pouvaient dénoncer ce qu’ils ignoraient ».

« L’utilisation du terrain pour le tramway n’était pas nécessaire pour la Ville en 2017 et 2018 », souligne-t-il.

Aucun engagement de la part de la Ville, dit le Tribunal

Pour le Tribunal, les représentantes de la Ville ont été transparentes et se sont conduites « en personnes raisonnables ».

« Il n’est pas possible de leur reprocher un manque dans leur devoir d’information. [Elles] ne pouvaient, même si [elles] étaient favorables à la vente, lier les instances décisionnelles de la Ville, ce que Gestion Sylvain Letarte savait très bien », écrit le juge Lachance.

Selon lui, le promoteur savait en s’engageant dans le processus de vente et à toutes les étapes que le contrat devait être autorisé par résolution.

« En définitive, le Tribunal estime qu’il n’y avait aucun engagement tacite des instances décisionnelles à vendre l’immeuble et Gestion Sylvain Letarte savait que rien n’était réglé avant une résolution d’acceptation », résume la Cour supérieure.

Dans les circonstances, même si la décision du conseil de ville peut paraître étonnante, il n’est pas possible de conclure que la raison pour refuser une vente, soit le besoin du terrain pour le réseau de transport structurant, est un prétexte déraisonnable et abusif

—  Le juge Carl Lachance, de la Cour supérieure

Selon le juge Lachance, il n’est pas démontré que la Ville a fait dépenser de l’argent au promoteur en sachant très bien qu’elle ne vendrait pas.

La Cour supérieure a donc rejeté la demande introductive d’instance de Gestion Sylvain Letarte, sans frais, notamment parce que la Ville profite de l’étude environnementale d’Englobe sans l’avoir payée.



«C’est de l’abus!»

Le pire, selon Sylvain Letarte, c’est que la Ville de Québec n’utilisera finalement pas le terrain pour le tramway.

« Devant le Tribunal, ils ont dit qu’ils l’utiliseraient pour une autre raison que le tramway. Je pense qu’ils ont dit qu’ils voulaient faire un terminus d’autobus », rapporte au bout du fil le promoteur, qui ne comprend pas l’attitude de la Ville.

« Pour pouvoir monter un projet de résidence pour personnes âgées comme ça, il faut engager des firmes spécialisées pour le montrer aux prêteurs [...]. Quand on avance de l’argent comme ça, c’est qu’on sait que le projet va avoir lieu. Aujourd’hui, la Ville a des analyses de sol que j’ai payées, et elle va pouvoir faire ce qu’elle veut avec! » dénonce Sylvain Letarte, qui qualifie d’« abus » le comportement de la Ville.

« Ce qui est le plus farfelu là-dedans, c’est qu’à l’automne 2018, la Ville m’a appelé pour me demander la permission d’utiliser les garages municipaux qui sont sur le site pour entreposer leurs véhicules pendant l’hiver, pour vous montrer à quel point on était rendu loin dans le processus de vente », déplore le promoteur, qui prévoit consulter ses avocats avant de décider de porter ou non en appel le jugement de la Cour supérieure.

La Ville de Québec n’a pas voulu commenter le dossier « en raison du délai de 30 jours pour interjeter appel », nous a expliqué le porte-parole Jean-Pascal Lavoie.