Les faits
C’est le ministère des Transports (MTQ) qui a fait cette déclaration récemment. Alors que l’on s’apprête à refaire le «tablier» du pont (la partie sur laquelle les voitures roulent), le MTQ a fait savoir qu’il profiterait des travaux pour élargir la piste cyclable actuelle de 1,3 à 2,5 mètres. Cela restera toutefois nettement insuffisant pour que deux vélos puissent se croiser (il faudrait au moins 4m pour cela), si bien que les cyclistes seront légalement tenus de marcher sur toute la longueur du pont.
Le ministère a justifié sa décision par le fait que, compte tenu des charges et de la configuration du pont de Québec, il faudrait y accrocher une structure extérieure pour avoir une vraie piste cyclable, ce qui serait trop lourd. «Sa mise en place aurait nécessité des travaux de renforcement de la structure du pont», a expliqué un porte-parole du MTQ.
Voilà qui peut effectivement paraître bien étonnant au sujet d’un pont sur lequel des trains pesant facilement plusieurs centaines de tonnes passent sans problème depuis plus d’un siècle. Mais ce n’est pas entièrement faux (même si cela mérite d’importantes nuances), indique Mario Fafard, chercheur en génie civil à l’Université Laval qui a étudié dans le détail la structure du pont de Québec.
À l’origine, soit au tout début du XXe siècle, le pont de Québec a été conçu principalement pour le train. Une voie pour les voitures a été ajoutée en 1929, mais était si étroite que la circulation devait être stoppée dans un sens quand un camion ou un autobus voulait s’y engager. Une des deux voies ferrées originales fut «convertie» en voie carrossable en 1952.
Sauf que ce faisant, «on a ajouté énormément de poids pour supporter la masse des voitures parce que s’il y a un bouchon, il faut supporter le poids de tous les véhicules en même temps. (...) La charge morte (permanente) du nouveau tablier doit être, approximativement, de 25 à 35% plus lourde que le poids de la structure originale ouverte en 1917», estime M. Fafard.
En outre, à cause de la longueur du pont et des techniques et matériaux utilisés quand il fut conçu, la structure du pont de Québec est particulièrement lourde, pesant plus de 4 kg pour chaque kilo de «charge vive» (tout ce qui transite dessus). Si bien que quand on ajoute à cela les autres charges et stress dont il faut tenir compte (vents, neige, variations de température, effets de déformation, etc.), la conclusion est que «certaines zones du pont sont près de leurs limites de résistance. C’est sans doute le cas de la travée centrale suspendue qui amène des charges importantes aux ancrages des bras cantilever (voir l’illustration ci-dessous)», indique M. Fafard.
Il y a donc une part de vérité à dire que le pont ne peut pas supporter la structure d’acier supplémentaire qu’il faudrait pour le doter d’une vraie piste cyclable : dans l’état actuel des choses, il se peut bien que ce ne soit pas sécuritaire. Sauf que...
Question de choix
Sauf que ce fameux «état actuel des choses» ne découle pas seulement d’impossibilités physiques, mais aussi d’une série de choix (certains historiques, d’autres plus récents) qui peuvent être modifiés.
Par exemple, dit M. Fafard, l’actuel projet de réfection prévoit que le prochain tablier sera fait de dalles de béton sur une structure d’acier. Il s’agit là, indique-t-il, d’une «façon standard» de faire les choses, mais il ne s’explique pourquoi le MTQ a fait ce choix, sachant qu’il y avait des options beaucoup plus légères — un platelage en aluminium aurait pesé cinq fois moins lourd.
«Est-ce qu’il resterait de la marge [pour une piste] après ça, je ne sais pas, mais ça aurait fait moins lourd. [...Et] si on regarde le coût initial, oui le béton est moins cher au départ, mais si on tient compte de toute la durée de vie sur 75 ans, alors l’aluminium revient moins cher parce qu’il ne demande aucun entretien, il ne se dégrade pratiquement pas», commente M. Fafard.
Peut-être que certains des acteurs impliqués ne prévoient pas que le pont tiendra 75 ans, mais c’est difficile à dire parce que son propriétaire, le CN, ne dévoile pas les informations qui permettraient de le savoir vraiment. Quoi qu’il en soit, ce n’est vraisemblablement pas l’usure (ou le manque d’entretien) qui empêche le pont de Québec de supporter une piste cyclable parce que même si la structure est rouillée, dit M. Fafard, «je passe souvent sous le pont en train et le CN fait régulièrement des réparations. On peut voir où ils travaillent parce qu’ils mettent ces endroits-là à l’abri, et ils font toujours ça à des endroits critiques. Le CN n’a pas vraiment le choix de toute manière, alors je ne pense pas qu’il y ait une perte de capacité reliée à la dégradation.»
Un autre choix a été de ne pas empiéter sur les voies de circulation automobile, comme le soulignait le collègue François Bourque dans sa chronique de mercredi dernier. En sacrifiant une voie, on aurait eu l’espace pour faire se croiser les vélos sans problème — d’autres villes l’ont d’ailleurs déjà fait sans que cela ne provoque les embouteillages monstres que certains redoutaient.
«À mon avis, opine d’ailleurs M. Fafard, ça se pourrait que le MTQ ait encore cette option-là en tête. Avec la tendance actuelle au transport actif, ils n’ont pas le choix d’accepter une piste cyclable qui relie la rive nord et la rive sud. Ça se fait à Montréal et à Gatineau. Je trouve qu’on est en retard là-dessus.»
Verdict
Pas faux. Il y a une part de vérité dans l’idée qu’une vraie piste cyclable serait trop lourde pour le pont de Québec, puisque certaines de ses parties approchent des limites de ce qu’elles peuvent supporter. Mais cette «impossibilité» découle également de choix politiques qui pourraient être changés.