Transformation numérique: la SAAQ victime de pression politique?

La pression qu’exerce le gouvernement Legault en matière de transformation numérique pourrait expliquer, en partie du moins, la crise que traverse actuellement la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), croit un spécialiste.

La pression qu’exerce le gouvernement Legault en matière de transformation numérique pourrait expliquer, en partie du moins, la crise que traverse actuellement la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), croit un spécialiste.


En entrevue au Soleil, Justin Lawarée, expert en transformation numérique des organisations publiques et professeur adjoint à l’ÉNAP, souligne d’emblée qu’avec SAAQclic, la SAAQ a fait un important «bond technologique dans le temps».

«Il y a encore des processus de papier et de fax au sein de l’administration publique québécoise et là, on passe dans quelque chose de beaucoup plus complexe et qui repose aussi sur l’identité numérique. Pour l’organisation, c’est un gros changement», rappelle celui qui se spécialise également dans l’automatisation des services publics, l’innovation et le changement ainsi que le management public.



Comme d’autres, Justin Lawarée se demande «comment ça se fait qu’on n’avait pas prévu les conséquences de ce changement et pris des mesures plus fortes» dans les centres de services de la SAAQ. «Étaient-il vraiment prêts?» s’interroge le professeur.

Le gouvernement et le ministre Éric Caire «poussent beaucoup pour la transformation numérique», note M. Lawarée, qui croit que cette pression politique «pourrait faire partie des éléments qui ont rendu les changements [à la SAAQ] un peu précipités».

«Indépendamment du politique, pour les hauts dirigeants de ces organisations publiques-là, ça leur fait une belle image de pouvoir dire : voilà, on a été les premiers à faire la transformation numérique. Il y a quand même une compétition entre les organisations publiques par rapport à ça», observe aussi le spécialiste.

Sauf qu’en matière de transformation numérique, il faut procéder progressivement, avancer «pas à pas», dit M. Lawarée, qui signale qu’il n’y a pas eu de projet pilote préalable au lancement de SAAQclic.



«Il faut tester le système […]. Parce qu’une fois que c’est mis en œuvre, ils ne peuvent pas se permettre une faille de données. C’est ça aussi qui fait que c’est plus long, ils ne veulent pas prendre le risque d’une faille du système, ce qui serait encore plus préjudiciable que ce qu’on voit aujourd’hui»

—  Justin Lawarée, expert en transformation numérique des organisations publiques

Justin Lawarée signale par ailleurs qu’une transformation numérique de cette ampleur nécessite la mise en place d’un management de type «collaboratif».

«De façon générale, ce sont des projets qui sont faits un peu en vase clos, et quand on les met en œuvre, il y a une bonne partie des employés qui n’en connaissent pas les tenants et les aboutissants. Le projet arrive comme ça, sans qu’on n’ait pu récolter les avis des employés, des fonctionnaires, des usagers», remarque le spécialiste.

Or quand des stratégies ou des réformes sont décidées «en haut», il peut y avoir des problèmes quand elles descendent dans l’organisation «parce qu’elles concernent plusieurs services qui touchent le noyau même de l’organisation et la manière dont les employés vont travailler», dit M. Lawarée.

Éviter de «numériser pour numériser»

Autre observation de notre expert : tout n’est pas «numérisable».

«S’il y a des choses qu’on peut numériser et automatiser, il faut quand même assurer des services en présentiel, croit-il. Le numérique doit aider le fonctionnaire dans la réalisation de sa tâche et aider les citoyens dans leurs démarches administratives, mais il ne doit pas supplanter des services qui marchaient bien en présentiel.»

Ce genre de transformation doit apporter une plus value, donc, mais «souvent, maintenant, on numérise pour numériser», déplore le professeur, qui attribue ce réflexe à du «mimétisme organisationnel».



Tout en rappelant que le Québec est aux prises avec une pénurie de main-d’oeuvre — «et c’est encore pire en matière de transformation numérique et de technologies de l’information» —, Justin Lawarée souligne du reste l’importance pour les développeurs avec qui les organisations publiques font affaire de connaître la réalité, la mission, les valeurs et le fonctionnement de ces institutions.

«On ne peut pas juste prendre quelqu’un de l’extérieur et dire: voilà, fais-moi un programme. [...] Les projets de transformation numérique, ce n’est pas que du technologique»

—  Justin Lawarée

Selon lui, il faudrait prévoir des mécanismes qui permettent aux développeurs d’être «vraiment intégrés au quotidien de l’équipe».

«L’idéal, c’est évidemment de faire affaire avec des gens qui sont engagés dans l’organisation, mais le problème qu’on a dans la fonction publique québécoise, c’est que la capacité d’attirer est faible» en raison notamment des salaires qui y sont moins élevés, se désole M. Lawarée.

Le spécialiste mentionne au passage qu’un gestionnaire d’un projet comme celui de SAAQclic doit détenir des compétences de gouvernance numérique, et non pas seulement de gestion «classique».

À son avis, Québec ne pourra pas faire l’économie d’une analyse détaillée de la crise qui sévit à la SAAQ.

«N’étant pas à l’intérieur de l’organisation, c’est difficile de mettre le doigt sur le problème, mais je pense que c’est un ensemble de choses. Ce qui est sûr, c’est il vaut mieux que ça rate maintenant que ça rate plus tard, parce qu’après, c’est difficile de revenir en arrière», analyse Justin Lawarée en référence au fiasco Phénix.