La taxe rose n’est pas une taxe en soi. Elle prend plutôt la forme d’un produit ou d’un service à un prix plus élevé pour la version «féminine».
Pensons par exemple aux tarifs genrés dans les salons de coiffure. Mais appliqué à des produits tels que les shampooings, les savons et les déodorants.
Et en 2017, cette stratégie marketing a fait couler beaucoup d’encre au Québec.
Un recours collectif a été lancé, une dizaine de reportages ont été publiés et le Conseil du statut de la femme (CSF) ainsi que l’Office de la protection du consommateur (OPC) ont été mandatés pour documenté ce phénomène. Leur constat : la taxe rose est un phénomène complexe difficile à quantifier en raison des structures sociales d’une population et des facteurs économiques derrière la commercialisation.
Sur le terrain, toutefois, médias et organismes avaient constaté à l’époque cette discrimination tarifaire dans certains commerces du Québec. La facture des Québécoises était bel et bien plus salée que celles des hommes.
Et ce n’est pas seulement ici que cette tendance a fait jaser.
Les États de New York et de Californie ont tous deux décidé de prendre cette situation en main en adoptant des projets de loi interdisant aux entreprises d’attribuer des prix différents pour des produits équivalents en fonction de la clientèle cible.
À l’OPC, aucune régulation n’existe à ce sujet. «Les entreprises sont libres de fixer les prix comme elles veulent. Donc ça devient très difficile d’encadrer cette chose-là. C’est une question d’offre et de demande, de marketing. Il n’y a rien dans la Loi sur la protection du consommateur pour régler ce problème-là», indique Charles Tanguay, porte-parole pour l’OPC.
«S’il y en a un, nuance-t-il. Il y a des gens qui ont de la difficulté à documenter réellement l’existence même du problème. Mais présumons qu’il existe: c’est une drôle de bestiole à encadrer.»
À noter que toute discrimination est prohibée selon la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et la Charte canadienne des droits et libertés.
Néanmoins, selon Jessica Darveau, professeure agrégée au département de marketing de l’Université Laval, «[la taxe rose] reste un phénomène encore existant dans la catégorie des produits pour le corps et d’hygiène».
«À part la crème à raser, c’est dans l’ensemble plus cher pour les femmes que pour les hommes pour un même produit.»
— Jessica Darveau
Elle cite entre autres une étude de la revue Springer (Beyond the Pink Tax) réalisée en 2021, qui démontre que l’inégalité tarifaire est toujours bien vivante, du moins, dans les enseignes américaines.
Dans les allées
Le Soleil a visité trois des grandes bannières pharmaceutiques au Québec — Jean Coutu, Pharmaprix et Brunet — afin de comparer les prix de plusieurs produits essentiels. Soit les déodorants, les produits capillaires et les savons.
Première visite : Jean Coutu. Dans l’allée des produits pour la douche, une dizaine, voire une vingtaine, de marques au design coloré défilent sur les étagères. Pour la douceur, l’hydratation, l’exfoliation… et plus loin, une poignée de bouteilles, dont plusieurs «corps et visage», conclut la rangée. Ces dernières, destinées aux hommes.
Au premier coup d’œil, les prix semblaient s’équivaloir entre les produits pour femmes et ceux pour hommes de mêmes marques, laissant croire que la taxe rose était peut-être bien révolue. Mais de plus près, l’écart se dévoile.
«Il faut vraiment regarder au niveau du nombre de grammes et de millilitres. Pour les femmes, les produits sont parfois plus petits» avait prévenu Mme Darveau, lors de l’entrevue.
Pour une bouteille de format régulier de la marque Dove, à 6,99$, les femmes obtiennent 354 mL. Pour la bouteille grise «Men + Care» du même prix, 400 mL.
Pour le plus grand format, à 10,99$, même résultat, soit 650 mL pour les femmes et 695 mL pour les hommes.
Un bilan similaire chez la bannière Brunet, appartenant, tout comme Jean Coutu, à Métro.
Dans l’allée voisine, où se trouvent les déodorants et antisudorifiques, la taxe rose est encore moins timide.
Chez la marque Degree, les femmes paient plus cher, en plus d’en obtenir moins pour leur argent. Idem au Pharmaprix, autant pour le petit format que pour celui anti-tâche de la marque Speed Stick.
Il a cependant été plus difficile de trouver un écart dans les produits capillaires. En raison notamment d’une moins grande quantité de marques et de diversité pour les hommes, ce qui ne permettait pas de faire une comparaison exacte.
L’analyse d’échantillons de la revue Springer résonne avec les observations du Soleil.
«Les shampooings pour hommes contiennent beaucoup plus d’onces que les shampooings pour femmes, pourtant, le prix de l’once n’était pas significativement différent selon le sexe. Cependant, les shampooings pour hommes sont plus susceptibles d’être commercialisés en tant que produits polyvalents que les shampooings pour femmes.»
Geneviève Grégoire, cheffe des communications chez Metro, justifie que les prix de vente «tant pour Jean Coutu que pour Brunet, sont établis selon différents critères, comme le prix coûtant. Ils sont aussi influencés tant par la stratégie commerciale de la bannière que celle du fournisseur, en tenant en compte de l’objectif de ce dernier à compétitionner les autres produits dans la catégorie.»
Le prix coûtant, ou autrement dit, le montant payé au fournisseur avant d’y ajouter le profit, peut également être influencé par sa composition, ajoute-t-elle.
«Nos prix de vente peuvent ensuite varier selon les stratégies de mise en marché de chacune des bannières. Je ne pourrais élaborer davantage sur ces stratégies pour des raisons concurrentielles, tout comme sur la façon dont sont établies les marges de profit.»
Complexité derrière la taxe
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Jessica Darveau fait état d’une expérience de magasinage qui influence les femmes à acheter plus. La multiplication de produits conçus pour les soins féminins fait en sorte «que la facture est beaucoup plus élevée».
«Si on parle juste en termes de produit capillaire pour les femmes, il y a beaucoup plus de sous-catégories qui ont été ajoutées en termes de soins pour les cheveux que pour les hommes.»
Les shampooings «2 en 1» ou les gels douche «corps et visage» dans la section pour hommes sont omniprésents. Contrairement aux femmes, où «c’est le revitalisant ET le shampooing ET les autres produits», énumère Mme Darveau.
«Et juste ça, ça amène à plus de dépenses.»
Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal, explique que cette atomisation de l’offre pour les femmes est une des raisons derrière les prix plus élevés.
Notamment dans les pharmacies, où la marge bénéficiaire est calculée par pied carré. Donc, moins le produit se vend, plus il coûte cher. Et en raison de la multitude de marques et de produits destinés aux femmes, le volume de vente se dilue.
«Et c’est comme ça qu’on se ramasse avec ce qu’on appelle les taxes roses.»
Le spécialiste du commerce de détail réitère un point à quelques reprises : la taxe rose ne serait pas volontaire. «Il n’y a personne, et ça j’en suis persuadé, dans le sous-sol d’une pharmacie qui se dit : « on va faire payer les femmes plus cher pour ce produit que les hommes ». Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Ça fonctionne en termes de rentabilité d’un produit tout simplement.»
Il tient toutefois à rappeler que «lorsque vient le temps de fixer un prix, c’est rarement les gens de marketing qui le font. C’est souvent les comptables. Et c’est aussi froid qu’un comptable est capable d’être.»
La solution neutre
Ce qu’il également possible d’apercevoir en plus grande quantité sur les étagères des pharmacies, ce sont les produits neutres, souvent issus de marques dont l’identité tourne autour de l’écologie. Une bouteille, une couleur, un format, pour tous.
«Avec le non genré, j’ai l’impression que nous allons voir des tendances dans les produits plus écologiques. Car les bases n’ont pas été réfléchies tant pour les femmes que pour les hommes, mais plutôt pour préserver l’environnement et pour convenir à tous.»
Jessica Darveau pointe aussi du doigt certaines entreprises qui basent leur marketing autour d’arguments «pro-femme».
«Pour les entreprises qui veulent vraiment segmenter, je trouve ça — et je ne veux pas aller trop loin dans ce que je dis — mais hypocrite dans un sens. Parce que si on est en train de faire valoir d’autres aspects, comme la force des femmes, la diversité ou l’estime, ce serait important de s’assurer que ça se traduise au niveau du prix.»
Dove a notamment fait plusieurs campagnes à l’intention du bien-être des femmes, mais se retrouve dans les marques dont l’écart de prix est le plus grand pour sa clientèle cible.
«La réalité aussi est que dans le processus décisionnel, c’est vraiment difficile de percevoir cet écart-là pour les consommateurs. D’autant plus que si vous êtes dans une allée, il y a souvent seulement les produits pour femmes. Donc, c’est plus difficile d’aller comparer avec ceux pour les hommes», observe Jessica Darveau.
«Mais encore là, les clients ne sont tellement pas informés de ça que ce n’est pas encore soulevé comme un enjeu d’importance. On reste aveugle à cette situation et c’est très difficile de voir les écarts.»