Le Soleil s’est entretenu avec Guy Cormier, grand patron de Desjardins, en marge d’une tournée québécoise où il allait à la rencontre des jeunes gens d’affaires. L’occasion était belle pour lui parler de cette jeunesse qui le stimule, mais aussi d’une foule d’autres sujets, comme son avenir personnel et la force de l’approche coopérative.
Q Vous semblez interpellé par la jeunesse et tout ce qui la concerne, comme le décrochage scolaire. Pourquoi est-ce si important pour vous?
R Pendant toute ma carrière, j’ai toujours été trop jeune aux yeux de certaines personnes pour faire la fonction que j’avais. J’étais un trop jeune gestionnaire à 23-24 ans, j’étais un trop jeune directeur général à 32 ans, un trop jeune vice-président à 39, et un trop jeune président à 46.
Ce sentiment-là de devoir prendre sa place, d’avoir la légitimité, ça a beaucoup marqué ma carrière, et ça m’interpelle beaucoup. Je me dis qu’il doit y avoir d’autres jeunes qui vivent cette situation-là. Alors, fort de mon expérience, humblement, j’ai le goût d’en parler et d’échanger avec eux.
Par ailleurs, c’est vrai qu’actuellement, on frôle la ligne de l’iniquité intergénérationnelle: ça peut être la première fois que la génération future entre dans la vie en moins bonne posture que la génération précédente. […] Comment peut-on aider cette relève-là à prendre sa place, à se développer et à relever les défis qu’elle a à relever? Et comment je peux, dans le cadre de mon travail de président de Desjardins, être une voix pour cette jeunesse-là…?
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Q Vous avez des enfants. J’imagine que votre intérêt pour la jeunesse vient un peu de là aussi?
R Quatre, entre 26 et 31 ans. J’ai eu, dans les 10 ou 15 dernières années, un paquet d’échanges avec mes enfants, un paquet de discussions sur leur avenir, la lutte contre les changements climatiques, la place des jeunes dans la société, les défis qu’ils ont à relever, la technologie, l’anxiété, l’inquiétude. Ce sont des discussions qui me stimulent.
Q De quoi sera-t-il question lors des assises annuelles de Desjardins, à la fin du mois de mars?
R On va d’abord discuter de la performance du Mouvement Desjardins. Performance avec un grand p. Partout à travers le Québec et le Canada, le Mouvement Desjardins se porte très bien. Le membership est à la hausse, la satisfaction des membres et des clients est nettement à la hausse, la mobilisation des troupes est très forte.
C’est donc le premier message à passer: le Mouvement Desjardins est solide et il est en mesure de passer à travers des années 2023 et 2024 qui seront sans doute plus difficiles.
Q Comment se porte l’épargne des Québécois?
R Ce qu’on constate, c’est qu’autant chez les particuliers que chez les entreprises, la résilience a été très forte malgré la pandémie. Donc, plusieurs personnes ont accumulé de l’épargne, ont moins dépensé.
Que ce soit sur les cartes de crédit, les remboursements hypothécaires, la hausse des taux d’intérêt, les gens sont en mesure de passer à travers la période actuelle, globalement.
Depuis le mois de novembre, on appelle proactivement des dizaines de milliers de membres parce qu’on sait que la hausse des taux d’intérêt peut les avoir affectés. On cherche des solutions avec eux.
C’est sûr qu’on anticipe, chez Desjardins, un six à huit mois — jusqu’en août, septembre, octobre — de ralentissement économique. Quelle en sera l’ampleur? Le jury délibère. Mais dès le début de 2024, selon nos économistes, on voit quelque chose qui peut reprendre plus positivement.
Q La plupart des employés de Desjardins ne sont pas revenus au bureau à temps plein depuis la fin de la pandémie. Craignez-vous que Desjardins se retrouve avec trop d’espaces de bureaux? Regrettez-vous d’avoir fait construire la tour de Lévis?
R Non, absolument pas. Mais je suis convaincu que le monde du travail ne sera plus jamais le même. Aujourd’hui, nos 60000 employés à travers le Canada, ils ne veulent pas et ne reviendront pas cinq jours par semaine au bureau.
Si on décide d’être fermes et de les obliger à revenir au bureau, ils vont partir. Notre posture est d’être très flexibles. C’est sûr qu’avec 800 métiers différents et des activités partout au Canada, on ne peut pas dire: il y aura une seule façon de faire chez Desjardins. On va demander à chacun de nos gestionnaires de regarder la solution la plus adaptée à leur réalité. C’est ce qu’on a fait depuis le mois d’avril dernier.
Il y a des équipes qui travaillent cinq jours au bureau à Lévis. D’autres qui travaillent cinq jours à la maison. Et, entre les deux, des gens travaillent une journée, ou deux, ou trois, ou quatre. En moyenne, les gens sont au bureau une à deux journées par semaine. Et je suis convaincu que ça va être ça le monde du travail chez Desjardins dans le futur.
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Maintenant, est-ce que ça a un impact pour les propriétaires immobiliers, pour les commerces, pour les villes? La réponse, c’est: oui, oui et oui. On travaille avec tout ce monde-là pour chercher des solutions et dynamiser le milieu. […]
On a pris le temps de regarder notre parc immobilier. C’est clair qu’il y a des pistes d’optimisation. Mais ça ne nous inquiète pas, car Desjardins est en forte croissance. Lorsque je suis arrivé à la tête du Mouvement, en 2016, on était autour de 45 000 employés; aujourd’hui, on est autour de 60 000. Donc, on embauche du monde, on prend de l’envergure.
Mais à la fin, est-ce qu’on a un plan pour réduire notre nombre de pieds carrés à travers le Canada? La réponse est oui. On va faire ça sur un horizon de quatre, cinq ans, graduellement, en travaillant avec nos partenaires.
Est-ce que ça nous préoccupe? Oui. Mais j’ai cette préoccupation-là à gérer, en même temps que celle des employés qui disent: je ne retournerai pas au bureau. On essaie d’équilibrer les deux.
Q Est-ce facile pour Desjardins de garder sa main-d’oeuvre?
R Absolument. S’il y a une chose dont je suis fier… L’année dernière, on a reçu plus de 300 000 CV. On a plusieurs reconnaissances internationales qui témoignent qu’on est attirants: au quatrième rang des meilleurs employeurs pour les femmes à travers le monde; parmi les 100 meilleurs employeurs au Canada. La marque est appréciée.
Souvent, je rencontre des jeunes et je leur demande pourquoi ils ont choisi Desjardins. Et là, ce n’est pas du prêchi-prêcha coopératif. Mais ils regardent l’engagement de Desjardins dans la société. Les jeunes d’aujourd’hui veulent travailler pour une entreprise qui a du sens, qui a des valeurs, qui veut avoir de l’impact dans la société. C’est Desjardins, ça, depuis des décennies.
Il y a certains secteurs plus spécifiques, je pense entre autres en technologie, où il ne faut pas penser qu’on vit dans le trèfle à quatre feuilles. Mais on est un employeur qui est attirant.
Q Croyez-vous que l’approche coopérative est suffisamment utilisée dans le milieu des affaires au Québec?
R Je pense qu’on est dans une belle époque actuellement, où les coopératives peuvent prendre encore plus de place. Et pour plusieurs raisons.
Premièrement, les gens veulent s’engager dans une entreprise, veulent sentir qu’ils ont voix au chapitre. Chez Desjardins, on a un modèle coopératif où vous pouvez vous impliquer à votre caisse comme administrateur, où on a des congrès, où on a des assemblées de 1000 personnes et plus.
Donc, quelqu’un qui veut s’exprimer sur l’avenir de Desjardins, comme employé ou comme membre, peut le faire. Cette démocratie-là permet aux gens de s’exprimer. Ce n’est pas le cas de toutes les entreprises. [...]
Le modèle coopératif permet d’avoir une propriété collective. J’aime toujours dire: le Mouvement Desjardins, personne ne pourra l’acheter.
— Guy Cormier
Il n’y a pas une organisation étrangère qui va l’acheter et déménager le siège social. Ça aussi, c’est important, à l’ère où on veut être en contrôle de notre destinée, de notre économie.
Il y a aussi des milliers d’entreprises qui changeront de mains dans la prochaine décennie. Le modèle coopératif peut répondre à ça avec le repreneuriat. Un entrepreneur peut décider de vendre son entreprise à ses employés, qui peuvent se doter d’un modèle coopératif.
Q Comment répondre au courant numérique tout en maintenant des services de proximité, notamment dans les régions?
R Ça a été un des grands défis de ma présidence. Quand vous avez un Québécois sur deux qui fait affaire avec vous… Certains nous disent qu’ils ne veulent pas aller dans les points de service, ils souhaitent qu’on investisse dans la technologie. Et en même temps, des membres nous disent que leur point de service est important.
On réconcilie ça en sachant clairement quels services technologiques on va offrir et en étant les meilleurs à ce niveau-là, que ce soit simple et sécuritaire.
Mais il y a des moments où l’on sait que les personnes voudront parler à quelqu’un: acheter sa première maison, acheter une entreprise, transférer une entreprise, planifier sa retraite. Je ne crois pas que ça va se faire au téléphone. C’est là que notre présence physique devient importante.
C’est clair que nos points de service sont de moins en moins utilisés. La pandémie a accéléré ça, les gens ont développé de nouvelles façons de faire affaire avec nous.
[…]
Comment on s’ajuste? Souvent, c’est de réduire le pied carré. Mais quand on fait des ajustements comme ça, on prend le temps de s’asseoir avec la municipalité, avec les leaders du milieu. On a souvent des solutions de rechange: une navette, des partenariats. On essaie de faire ça adéquatement, dans le respect du milieu.
Très souvent, on reste engagés dans le milieu. Avec notre Fonds du Grand Mouvement, on participe en commanditant la création d’un incubateur d’entreprises, en participant à des projets avec la municipalité. Alors, ce n’est pas parce que le point de service n’est plus là physiquement que Desjardins est en train de laisser tomber le milieu.
Q Le dernier de vos deux mandats se termine en mars 2024. Comment entrevoyez-vous la fin de cette aventure?
R Ce sera un grand changement pour moi; j’ai commencé comme caissier. Je fête 30 ans d’ancienneté chez Desjardins cette année. Mais je n’appréhende pas ça.
Je suis devenu président en 2016, j’ai vécu la pandémie. Depuis le retour postpandémie, je savoure chacune des journées.
Je me sens comme un joueur de la Ligue nationale de hockey qui a annoncé que c’était sa dernière saison et qui profite de chaque match, de chaque visite dans chaque ville. Qui forme la relève, qui partage son expérience.
Mon focus est vraiment d’avoir une super année 2023, de bien lancer l’année 2024, d’avoir une belle relève. Le mouvement est beaucoup plus grand qu’une seule personne. Après ça, je vais écouter, je vais rester ouvert à tout.
Q Avez-vous déjà des plans spécifiques?
R Non, il n’y a pas de plan, pas de projet du tout. J’ai quatre enfants, un s’est marié l’an passé, j’ai un autre mariage cette année, je viens d’apprendre que je serai grand-père en juillet. Alors, il y a plein de choses dans ma vie personnelle qui seront super le fun.
J’aurai 54-55 ans. Je veux vraiment prendre un petit recul pour me dire: les 10 prochaines années de ma vie, je les veux comment…?