Je dis la communauté du jazz, mais c'est aussi celle de la musique classique et sacrée, celle de la voile, celle des bistros de quartier du centre-ville. Et celle des milieux d'affaires huppés à laquelle il appartenait aussi. Sans en avoir le côté «bourgeois».
Gilbert Dion en ramait large.
Sans chercher ni obtenir une grande visibilité publique, il était un acteur significatif de la vie de Québec. Sans lui, la scène culturelle des dernières décennies n'aurait pas été la même. Et du coup, la qualité de vie de cette ville.
Gilbert Dion, 68 ans, a été emporté par le cancer il y a quelques jours.
Né à Lévis, il vivait depuis vingt ans dans le quartier Saint-Sauveur, dans un loft à l'étage au-dessus de son entreprise, les Foyers Don-Bar.
Une sorte de simplicité volontaire, en contrepoint de sa vie d'épicurien compulsif qui allait au concert un soir sur deux. Parfois plus.
Ses proches l'appelaient «le Viking», surnom donné il y a longtemps par une amie corse et qui lui est resté.
L'image ne pourrait mieux convenir à ce fonceur passionné.
Un costaud avec une tête d'homme libre portée par le vent. Un aventurier méthodique. Un battant qui écoutait sa musique à tue-tête.
Un curieux, toujours en quête de territoires musicaux inédits.
Il était aussi un navigateur. Dilettante sur ses trajets au long cours; mais compétiteur féroce sur les eaux du fleuve lors des courses de voile.
Tantôt barreur ou meneur de spi, mais souvent «sur le winch» (treuil) à cause de sa grande force, décrit Odette Gagnon, sa compagne.
Il commanditait des courses, en organisait. Y a participé jusqu'à la limite de ses forces, l'été dernier. Fidèle, jusqu'à la fin, à son port d'attache, la marina de la Chaudière.
Gilbert Dion aimait l'hiver et le froid. Comme il aimait les foyers au bois. Une osmose parfaite.
Le coup de foudre pour le métier lui était venu lors d'un voyage à Bruxelles pour un projet d'études en marketing à l'Université Laval.
Le hasard a mis sur sa route le fabricant de foyers Charles Dombard qui deviendra son «père spirituel» et mentor d'affaires.
Il apprendra de lui l'art du soudage, de l'assemblage et de l'installation, avait-il raconté en entrevue au journal Mon St- Sauveur à l'été 2021.
Il a mis depuis sa signature sur des foyers élégants et performants. Restaurants, hôtels, résidences, marché allemand, à l’hôtel de glace, où il allait dormir chaque hiver et amenait des amis.
Comme les ados de sa génération, Gilbert Dion fut d'abord un fan de rock progressif. Il est venu ensuite à d'autres musiques.
Aux danses médiévales, au baroque, au classique et à la musique sacrée. Il était membre des Amis de l'orgue depuis son jeune âge adulte; fréquentait des musiciens de classique et de jazz rencontrés à des concerts à l'église St-Roch.
Il s'est intéressé aux musiques du monde; trouvait des parentés à Jean-Sébastien Bach et Frank Zappa.
Il raconte dans l'entrevue avoir été «contaminé» au jazz par Denys Lelièvre et son émission à la radio de CKRL. Un jazz qui occupera une place grandissante dans sa vie et qu'il finira par porter à bout de bras parfois.
M. Dion a été la locomotive de la relance d'un festival jazz à Québec, en 2019, rappelle son complice de Jazz en juin, Simon Couillard. Pendant la pandémie, il a tenu le fort avec des concerts en ligne.
Il avait pris sous son aile des musiciens de Québec et de Montréal qu'il soutenait financièrement pour des concerts, séries, enregistrement de disques. Yves Léveillé, Mariane Trudel, Karen Young, Carl Mayotte, Kiya Tabassian, d'autres. Beaucoup d'autres.
«Tu étais certainement le plus grand fan des artistes de jazz et de musiques du monde du Québec. Leur plus grand mécène aussi. Tu voulais les faire connaître, soutenir leurs projets de création, initier les jeunes à leur art», a écrit Hélène Fortier sur sa page Facebook.
Mme Fortier avait à l'époque recruté M. Dion pour qu'il soutienne le Festival des musiques sacrées. Il en sera un temps le principal commanditaire.
Ce fut pareil pour le jazz.
Depuis quinze ans, M. Dion y aura tenu tous les rôles. Mécène, commanditaire de concerts et de festivals à Québec, Lévis, Rimouski. Il a été producteur, diffuseur, promoteur, membre de conseils d'administration, directeur artistique ou presque, tant il avait à cœur de programmer «ses» artistes.
Tous les rôles, sauf celui de musicien. «J’ai pas la patience, j’ai pas le temps», avait-il expliqué à Mon Saint-Sauveur.
Je me suis souvent étonné de voir à quel point le succès et parfois la survie d'événements culturels tiennent à l'engagement d'une petite poignée de passionnés. Gilbert Dion était de ceux-là.
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Se sachant condamné, il préparait l'après. Il aura laissé en cours trois projets.
Une série de concerts consacrés à des pianistes de jazz québécois, les dimanches après-midi, dans la belle salle de l'Arquemuse (Église du clocher penché), dans St-Roch.
Il avait repéré une quarantaine de candidats. De gros noms. D'autres plus petits.
Le concert du français Jean-Michel Pilc, la semaine dernière, a été annulé au lendemain de son décès. Celui de dimanche prochain avec le cubain d'origine Rafaël Zaldivar est maintenu. La suite reste à confirmer.
M. Dion souhaitait créer un espace de diffusion internet pour des concerts jazz filmés à l'Arquemuse.
Son plus important projet, celui dont vont dépendre les autres, était celui d'une fondation.
Sans enfant ou héritier pour prendre le relais de ses affaires, il avait mis Foyers Don-Bar en vente et comptait verser le produit de la vente à une fondation dédiée au soutien du jazz.
Il en avait jeté les bases et approché des membres d’un futur C.A. Sa volonté était claire, mais il est parti avant d'avoir pu conclure.
Dans le meilleur des cas, son décès entraînera des délais légaux et administratifs avant que des projets jazz puissent en profiter.
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C’est moins connu, mais Gilbert Dion avait une «passion pour l'univers et la beauté», décrit Odette Gagnon. Il aimait la physique, l'astrophysique, lisait Hubert Reeves. «Une nébuleuse qui épouse bien des mondes», décrit-elle.
Athée affirmé, le Viking s'endormait la nuit venue en écoutant de la musique sacrée. Il en fut ainsi jusqu'à ses tout derniers jours, raconte sa partenaire de route.
Au moment de terminer ces lignes, j'ai eu le goût de faire jouer Sinatra. «Fly me to moon, Let me play among the stars».
Et fly him to Valhalla, quelque part à travers les étoiles du Nord.