Chronique|

Le crescendo dérogatoire

Justin Trudeau, premier ministre du Canada.

CHRONIQUE / Si vous croyez que Justin Trudeau s’est échappé en entrevue avec La Presse en disant vouloir loger un renvoi à la Cour suprême au sujet de l’usage préventif de la clause dérogatoire par les provinces, détrompez-vous. Cette sortie n’est que la dernière d’une longue liste de déclarations de plus en plus affirmatives de la part de son gouvernement visant à préparer les esprits à ce qui s’en vient, et ainsi, à en réduire le coût politique. 


La Loi sur la laïcité de l’État interdisant à certains fonctionnaires de porter des signes religieux, plus connue sous le nom de loi 21, a été adoptée par Québec en juin 2019. Sachant que des citoyens voudraient en contester la constitutionnalité, le gouvernement Legault l’a placée sous le bouclier de la clause dérogatoire.

Alors qu’il se trouvait sur le chemin électoral à l’automne 2019, Justin Trudeau s’était fait demander si le gouvernement fédéral participerait à une éventuelle contestation judiciaire de cette loi. «Pour l’instant, nous trouvons que c’est contre-productif pour un gouvernement fédéral de s’engager directement dans cette cause», avait-il répondu. Deux ans plus tard, M. Trudeau était de retour en campagne avec un nouveau message. «Je n’écarte pas l’idée que le gouvernement fédéral pourrait intervenir à un moment donné.» Enfin, en mai 2022, son ministre de la Justice, David Lametti, mettait cartes sur table. «Une fois que la Cour d’appel aura tranché [NDLR: ce n’est pas encore arrivé], on ira devant la Cour suprême pour donner notre opinion là-dessus.»

Le cheminement a été le même pour l’utilisation préventive de la clause dérogatoire. Le ministre Lametti avait indiqué en mai qu’il songeait à loger un renvoi. Ce n’était qu’une possibilité, qui ne fut donc pas trop décriée. Et maintenant que Justin Trudeau la confirme pratiquement en entrevue, elle passe pour du réchauffé qui échauffe surtout François Legault.

David Lametti, ministre de la Justice du Canada.

Voilà une stratégie de communication vieille comme le monde: dévoiler son jeu petit à petit, d’abord sur le ton de l’hypothèse, de sorte que lorsque celle-ci se confirme enfin, tout le monde se dit que c’est du radotage et passe vite à autre chose. Justin Trudeau, pourtant héritier d’un patronyme devenu synonyme de pourfendeur de la nation québécoise, a ainsi réussi l’exploit d’annoncer qu’il contestera une loi québécoise à caractère identitaire, et le mécanisme constitutionnel qui la protège, en ne provoquant aucun tollé en dehors des cercles politiques.

La Loi sur la laïcité de l’État interdisant à certains fonctionnaires de porter des signes religieux, plus connue sous le nom de loi 21, a été adoptée par Québec en juin 2019, sous la gouverne de François Legault.

Usage très rare

Justin Trudeau parle d’une «banalisation» de l’usage de la clause dérogatoire. Pourtant, cette clause, qui permet de soustraire une loi à l’application de certains articles de la Charte canadienne des droits et libertés, n’a été utilisée qu’une poignée de fois, par la Saskatchewan, l’Alberta, l’Ontario et le Québec, depuis son adoption en 1982.

Ce qui fait vraiment tiquer Justin Trudeau, c’est qu’elle a été utilisée récemment par François Legault et l’Ontarien Doug Ford, l’un pour ses lois 21 et 96 sur le français, l’autre pour sa loi de retour au travail des enseignants en grève, avant même qu’un tribunal n’ait pu juger de la validité de ces lois. Cela, dit Justin Trudeau, empêche le dialogue. C’est certes un débat pertinent auquel il nous convie. Mais faut-il vraiment le confier aux juges? Les politiciens ne devraient-ils pas prendre part à cette réflexion? On sait très bien qu’une fois la chose renvoyée à la Cour suprême, tous les élus se cacheront derrière ce prétexte pour ne pas se mouiller.

Sur le fond, la posture de M. Trudeau se défend. C’est d’ailleurs la même que celle de son père. Il ne faut pas soumettre les droits des minorités à la dictature de la majorité. Les juges viennent à la rescousse des minorités qui ne peuvent pas gagner à la joute électorale. Soit. Mais la posture de M. Trudeau devient carrément simpliste lorsqu’il établit un lien entre le recours à la clause dérogatoire et le populisme. Serions-nous donc à l’orée d’une époque où les pires dictateurs écraseraient les minorités canadiennes en invoquant la primauté de la majorité?

C’est bien mal connaître la nature du jeu politique, qui ne se résume pas à des élections aux quatre ans. Même lorsqu’ils sont majoritaires, les politiciens ont en permanence les yeux rivés sur les sondages et réagissent aux soubresauts de l’opinion publique. Doug Ford a ainsi reculé cet automne devant le tollé provoqué par sa loi de retour au travail blindée par la cause dérogatoire. Les tribunaux n’ont pas eu à s’en mêler. Rappelons aussi qu’il avait songé à utiliser la clause en 2018 après qu’un tribunal de première instance ait invalidé sa refonte des districts municipaux à Toronto. Il n’a finalement pas eu à le faire, car la Cour d’appel lui a accordé un sursis lui permettant de tenir le scrutin en fonction de sa réforme. Cette réforme a été validée par un jugement subséquent, puis par la Cour suprême en 2021.

Voilà qui prouve que M. Ford a eu raison de tenir tête au premier tribunal… et que les juges ne sont pas infaillibles. Ils font certes partie de la conversation, mais ce serait une erreur de les considérer comme les seuls — et surtout les derniers — à trancher nos délicats débats de société. Le peuple n’est pas toujours sage ou éclairé et ce serait effectivement une erreur de la part de nos élus de ne chercher qu’à le contenter. Mais le peuple ne peut pas non plus être seulement soumis à des idéaux lui étant parfois extérieurs. Il faut savoir trouver un équilibre entre les deux.

Pierre Poilievre se dit en faveur d'une participation à une éventuelle contestation judiciaire de la loi 21.

Il faut aussi garder à l’esprit que si les gouvernements provinciaux ont utilisé la clause dérogatoire une poignée de fois, les tribunaux, eux, ont invalidé probablement des centaines de loi en vertu de la Charte. Il n’a pas été possible de trouver un décompte à jour, mais celui effectué en 1990 pour les six premières années d’existence de la Charte recensait déjà 63 invalidations. Qui peut vraiment prétendre que le pacte instauré par la Charte n’a pas été respecté ou qu’il a penché en faveur des élus? Dans ce contexte, on peut se demander s’il y a vraiment péril en la demeure.

En terminant, il faut souligner que les libéraux ne sont pas les seuls à avoir évolué dans le dossier. En 2019, le chef conservateur Andrew Scheer s’était prononcé contre une participation à une éventuelle contestation judiciaire de la loi 21. Aujourd’hui, Pierre Poilievre se dit en faveur. Et à un renvoi? Il a été impossible d’obtenir une réaction de la part de son équipe. Quant à Jagmeet Singh, il disait en 2019 que le fédéral n’avait pas à intervenir, car cela ne relevait pas de sa juridiction. Aujourd’hui, le NPD est d’accord avec la contestation de la loi 21 et son député Alexandre Boulerice dit accueillir positivement un éventuel renvoi au sujet de la clause dérogatoire.

Oui, vraiment, tout le monde a évolué doucement dans ce dossier, de manière à ne pas brusquer les Québécois et à faire passer doucement la pilule. C’est ce qu’on pourrait appeler le crescendo dérogatoire.