{"accessibility":"AUTHENTICATED","authors":[{"coverUrl":"https://images.omerlocdn.com/resize?url=https%3A%2F%2Fgcm.omerlocdn.com%2Fproduction%2Fglobal%2Ffiles%2Fimage%2F591d34b6-c406-47fa-9e81-7357ca832b25.png&width=1024&stripmeta=true","description":{"fr":"Collaboration spéciale"},"email":"flavoie@lequotidien.com","imageUrl":"https://images.omerlocdn.com/resize?url=https%3A%2F%2Fgcm.omerlocdn.com%2Fproduction%2Fglobal%2Ffiles%2Fimage%2Fae052896-28a3-415c-995e-b15194245025.png&width=1024&type=jpeg&stripmeta=true","name":"Frédérick Lavoie","source":"Le Quotidien"}],"channel":"Frédérick Lavoie","chapters":[{"position":0,"text":"

Pas en ce moment — je suis en train d’écrire cette chronique —, mais je veux dire, de manière générale.

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J’ai des occupations, des responsabilités, des projets, mais je ne croule pas sous les contraintes. Je n’ai pas d’horaire fixe.

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Mon temps, habituellement, m’appartient.

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Ce qui ne veut pas dire que je le passe à me divertir. Au contraire, en fait. Je passe la majeure partie de celui-ci à m’avertir. Je cherche des enseignements dans à peu près tout ce que je lis, vois, fais, entends, vis. J’ai du mal à simplement regarder le temps qui passe et à en profiter.

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J’aimerais qu’il en soit autrement, mais je demeure un homme de mon époque. Une époque qui valorise la productivité, l’efficacité et la croissance personnelle comme meilleure alliée de la croissance du PIB.

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Je ne suis pas paresseux. La paresse est une vertu mal-aimée qui m’aiderait grandement à tirer plaisir de mon utilisation inefficace du temps. Or, je ne la possède pas.

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J’aime travailler. J’aime ce sentiment d’avoir produit quelque chose. J’aime dépenser mon énergie. J’aime mériter mon repos.

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Alors, pourquoi me priver plus souvent qu’autrement de la joie de l’accomplissement, même le plus futile ?

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C’est que j’aime aussi sentir que mon travail a un sens. Qu’il contribue à agrandir un tant soit peu les débats, les champs de la pensée, de la connaissance et/ou des sensations.

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Je ne veux pas travailler pour travailler. Produire pour produire.

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Le plus beau compliment que j’aie vu passer au sujet de mon travail disait que j’emmène les lecteurs « là où on ne veut pas nécessairement aller ».

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Je suis loin d’y arriver à tout coup, mais c’est bien ce que je cherche à faire. Je cherche les angles morts, les impensées.

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Et pour cela, j’ai besoin d’avoir du temps à perdre. Du temps pour prendre des chemins qui ne mèneront peut-être nulle part.

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Il me faut donc accepter d’être inefficace. De produire moins. Et donc, aussi, de gagner moins.

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Cela ne vient pas naturellement. Je me sens souvent inutile. Je dois combattre mes goûts d’urgence, mes envies productivistes.

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Je ne le fais pas pour être à tout prix original ou pour me démarquer des autres. Je ne suis pas une marque de yogourt.

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Je le fais parce que — on y revient toujours — je veux ultimement me sentir utile, sentir que je sers vraiment à quelque chose. Sentir que mon temps, tant qu’à le perdre, a le potentiel de me mener à des pensées qui étaient jusque-là impensables.

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Avoir du temps quand on est au sommet de sa vie active est un privilège. Mais c’est aussi — d’abord ? — un acte de résistance. Envers les diktats sociaux et une certaine conception de la réussite, et donc envers tout ce qui en nous — en moi — voudrait nous pousser — me pousser — à nous y conformer — m’y conformer.

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Avoir du temps me permet de prendre le risque de m’égarer et de me tromper. Sur le plan professionnel, c’est de loin la plus grande richesse dont je dispose.

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Le temps de vivre

Il est bien connu que l’un des principaux regrets des gens sur leur lit de mort est d’avoir passé trop de temps à travailler, et pas assez auprès de leurs êtres chers.

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Certaines personnes n’ont pas vraiment le choix de trop travailler. Des conditions socioéconomiques désavantageuses et d’autres fardeaux les empêchent de « profiter de la vie » autant qu’elles le désireraient.

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On peut toutefois deviner que les personnes qui, au crépuscule de leur vie, regrettent le plus de s’être tuées à l’ouvrage font partie d’une autre catégorie. Au fond d’elles-mêmes, elles savaient que cela n’était pas inévitable. Qu’elles avaient eu le pouvoir de hiérarchiser autrement leurs priorités, mais qu’elles n’ont pas osé en user pour toutes sortes de raisons qui, a posteriori, apparaissent mauvaises.

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J’ai la chance de disposer de ce pouvoir. Je veux en user, maintenant.

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Je veux me sentir utile dans mon travail, m’accomplir à travers celui-ci.

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Mais je veux aussi avoir le temps de pousser ma nièce sur une balançoire.

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Je veux prendre quelques secondes pour regarder une abeille butiner sur une fleur ou pour écouter un oiseau chanter si cela me chante.

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Je veux avoir le temps d’écouter un ami. Je veux avoir le temps de m’écouter.

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Je veux ressentir la joie de rater un événement important qui ne m’est pas important.

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J’ai besoin d’argent et je dois sacrifier du temps pour en gagner. Mais je veux que mon temps vaille plus que seulement de l’argent.

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C’est bien ce dont se rendent compte ces gens sur leur lit de mort. Rien, absolument rien dans leur vie, ne s’est jamais révélé plus précieux que le temps qui leur était imparti. La plupart de leurs regrets et de leurs meilleurs souvenirs sont liés aux choix qu’ils ont faits de consacrer leur temps à une chose plutôt qu’à une autre.

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C’est ce que je vous souhaite et que je nous souhaite collectivement pour cette nouvelle année : d’avoir le temps de prendre le temps. Et d’oser prendre le temps d’avoir le temps.

Journaliste indépendant et écrivain, Frédérick Lavoie a réalisé des reportages dans plus d'une trentaine de pays. Il a publié quatre livres, dont les récits Ukraine à fragmentation et Avant l'après : Voyages à Cuba avec George Orwell, récipiendaire d'un Prix littéraire du Gouverneur général en 2018. Originaire de Chicoutimi, il partage son temps entre l'Inde, le Québec et ailleurs.

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