Chronique|

Pour conclure (et pour Olivette)

Olivette Lévesque-Babin et Lucien Babin.

CHRONIQUE / Nous y voilà. À la dernière de mes chroniques dans le cadre de cette résidence d’écriture avec Le Soleil et les Coops de l’information. Cette expérience était à la fois un rêve devenu réalité, et un défi que j’avais très peur de ne pas savoir relever.


Je n’oublierai jamais ce jour d’été où j’ai reçu, alors que je passais un mois en France, l’invitation d’Éric Trottier, directeur général du Soleil, puis notre discussion avec Valérie Gaudreau, rédactrice en chef – qui est aussi devenue une alliée et une complice.

Étais-je prête pour ça? Allais-je réussir à avoir quelque chose à dire une fois par semaine pendant quatre mois? Allais-je me casser la gueule? Après tout, oui, j’avais évidemment des choses à dire, comme tout le monde sans doute. Mais étais-je la bonne personne pour prendre ce crachoir? Au nom de quoi? Au nom de qui? Avais-je le droit de profiter de cette tribune ?

C’est en en parlant avec mon mari, Philippe, et avec un de mes meilleurs amis, Andrew, que la réponse m’est apparue, évidente. La question n’était pas tant «est-ce que j’ai le droit ? », mais bien davantage, «est-ce que ce ne serait pas, plutôt qu’un droit, pour une femme dans ma position, un devoir

Ça va paraître bizarre, mais j’ai accepté parce que je le dois à ma grand-mère.

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Je suis la fille d’un immigré tunisien (aîné d’une fratrie de 11 enfants, arrivé au Saguenay en 1968) et d’une Saguenéenne (quant à elle issue d’une famille qui comptait 14 enfants). Je n’ai pas connu mes grands-parents paternels, mais j’ai bien connu ma grand-mère maternelle, Olivette Lévesque-Babin, née en 1914.

Olivette était instruite, issue d’une famille modeste, et elle rêvait d’être professeure, elle était une lectrice passionnée, les livres lui étaient vitaux. Elle a même réussi à enseigner, un temps, mais mon grand-père et elle étaient amoureux, et elle voulait faire sa vie avec lui. À l’époque, ça voulait dire renoncer à tout le reste pour devenir épouse et mère. Lucien Babin, travaillait à la «Consol» (l’usine à papier de l’Abitibi Consolidated), et apparemment il était très impliqué dans la vie familiale pour un homme de son temps. Mais il est mort jeune, laissant Olivette veuve à 54 ans, avec 14 enfants sur les bras.

Grand-maman a été obligée de trouver des solutions et c’est ce qu’elle a fait. Elle a repris des études (apparemment elle était la seule femme au milieu de 100 hommes), s’est présentée aux élections, est devenue la première conseillère municipale de la région. Elle a organisé l’une des premières campagnes de recyclage de notre histoire avec la Consol, le projet de «Récupération des déchets et des solides» : huit employés faisaient la cueillette dans toute la municipalité, puis en faisaient des ballots pour les revendre à l’usine. L’année suivante Olivette proposait d’étendre le projet à d’autres villes du Saguenay, créant ainsi une centaine d’emplois. Nous étions au début des années 70. Cinq ou six ans plus tard, elle était à l’origine du premier foyer d’accueil pour femmes vivant des violences familiales de sa ville, La Baie. 

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C’est au moment de sa retraite qu’elle est enfin revenue à son rêve du début : elle s’est inscrite à l’UQAC au certificat en communication et expression. En 1995, elle publiait à compte d’auteure Mâture, voilure et souvenance, au sujet des origines d’une de nos branches familiales. Elle avait 81 ans. Elle projetait d'écrire un deuxième ouvrage, sur l'autre branche, mais n'en a pas eu le temps; elle nous a quittés en 2002, à 88 ans.

Sa fille, ma mère, Camille, a donc épousé un Tunisien et est venue s’installer à Montréal. Elle a été enseignante, a fondé son propre commerce, une papeterie, et a milité au Parti québécois et pour le Refuge des jeunes. Mon père et elle m’ont soutenue dans mon désir de faire ce que ni maman ni grand-maman n’avaient pu faire : mener des études supérieures à l’université, en littérature. Puis publier des livres, avoir une reconnaissance, avoir des tribunes, diriger une revue littéraire importante, et m’engager dans l’espace public en tant qu’intellectuelle et que citoyenne. Après un parcours tortueux et peu conventionnel – comme celui de ma grand-mère –, j’ai eu accès, même si c’est sur le tard, à tout ça à la fois. (Mais rien ne vaut, je trouve, la saveur des bonheurs tardifs.)

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Être invitée à prendre la parole, pendant quatre mois, dans un groupe de journaux dont fait partie le Quotidien du Saguenay, qui a justement consacré plusieurs articles à Olivette (dont un au livre que ma tante, Constance Babin, a écrit sur elle), avec une liberté absolue dans ce que je souhaitais dire ; être la première de ma lignée à faire résonner ma voix dans l’espace public pour ce en quoi je crois, et qui est exactement ce pour quoi Olivette se battait… Je lui devais de relever ce défi.

Et je le devais aussi à ceux et surtout à celles, plus jeunes que moi, qui reconnaîtront leur parcours dans mon parcours, leurs origines dans les miennes ; je le leur devais pour en quelque sorte dire non pas «quand on veut on peut» — je sais très bien que c’est faux —, mais plutôt, quelque chose comme, « regardez, ça se peut!»

Ça se peut, et j’en suis la preuve.

Merci à vous toutes et tous de m’avoir lue, et meilleurs vœux pour 2023.