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Comme celui-là.

C’était un soir de semaine, j’ai sauté à l’épicerie à côté de chez moi, en fait un hybride dépanneur-épicerie qui est toujours ouvert, même à Noël et au jour de l’An. La clientèle qui fréquente l’endroit est à l’image du quartier avec ses personnages colorés, ses habitués, ceux qui viennent acheter leur pizza congelée ou leurs grosses cannettes de Colt 45.

Il y a une caissière et un caissier qui sont là depuis toujours, à la fois ronchonneurs et sympathiques, qui connaissent leurs clients, qui leur tirent la pipe.

Ce soir-là, c’était un autre caissier, dans la mi-vingtaine je dirais, qui travaille moins souvent, mais qui n’en est pas moins avenant. Je lui ai posé cette question qu’on pose sans y penser, sans trop attendre de la réponse qui suivra.

- Comment ça va?

- Vraiment bien. Aujourd’hui, j’ai réalisé un rêve.

- Tu as réalisé un rêve?

- Oui.

- C’était quoi?

- Ça faisait un mois que j’en rêvais… tu sais, on voit ça à la télé, des soupes dans un bol en pain? Eh bien ce matin, je me suis acheté un pain, je l’ai vidé, j’ai acheté une soupe en canne, je l’ai faite chauffer et je l’ai mise dedans. C’était tellement bon!

Il a fermé les yeux comme pour s’y replonger.

J’ai trouvé ça beau, cette joie pure d’un moment attendu, d’un bonheur si simple au fond. Une soupe. Un pain rond duquel on découpe un petit chapeau et qu’on vide de sa mie. Le potage qu’on réchauffe jusqu’à ce qu’il fume. Qu’on verse lentement dans le bol en pain. La cuillère qu’on y plonge, qu’on ressort doucement comme pour savourer le moment autant que la soupe.

Faire de ce moment un rêve.

Et j’ai réalisé qu’on a généralement, avec les rêves, un rapport d’échelles de grandeur, comme si un rêve devait être en soi quelque chose de grand, comme l’inaccessible étoile de Brel. On doit rêver de tour du monde, de naviguer dans les Caraïbes en voilier, d’aurores boréales, d’une belle famille unie vêtue du même modèle de pyjama de Noël.

Mais une banale soupe?

Il n’y a pas de petits bonheurs comme il n’y a pas de petits rêves. Ce qui les distingue, c’est le temps qui s’écoule entre les deux. Parce que le rêve n’est pas une affaire de grandeur, mais de durée, comme un vin qu’on laisse vieillir. Plus on rêve longtemps, plus le bonheur d’avoir réalisé son rêve sera grand.

Si le caissier avait mangé sa soupe le jour où il en a eu l’idée, il ne m’en aurait pas parlé en me faisant payer mes Cheerios.

Le mois écoulé en a fait un rêve.

Je vais y aller d’un souhait pour la nouvelle année qui est nos portes, que nous laissions vieillir des idées jusqu’à ce qu’elle devienne des rêves, qu’elles se pétrissent dans le désir, qu’elles se bonifient par le temps qui passe. Rêver d’un biscuit Papineau, d’un Crush aux fraises, d’un Oban 14 ans. Repousser la réalisation jusqu’à ce que nos papilles salivent juste à y penser.

Ça peut juste être faire un aller-retour sur le traversier Québec-Lévis, avec un peu de chance quand il y en a un, pour s’imaginer en voyage.

Il y a dans le fait de rêver petit quelque chose de l’enfance, comme si nos rêves en vieillissant se devaient d’être grands, sérieux, comme si nous ne cherchions pas vraiment à les réaliser pour pouvoir dire que l’on continue à rêver. Alors aussi bien rêvasser comme dans ces mots de Félix, tirés de Rêves à vendre, 1984, ils n’ont pas pris une ride.

- Je t’écoute.
Et l’enfant me raconta qu’il avait voyagé
sur le dos d’une abeille,
et traversé le fleuve debout sur un dauphin.
Et qu’en pleine tempête de neige,
il avait quitté la montagne dans le vide
et retombé sur ses skis,
et que samedi habillé en grenouille,
il ira au fond de l’eau voir ses amis.
C’est le même, qui dirige des musiciens invisibles
(et de son âge) pendant que l’institutrice parle.
Un poète?
Non. Un enfant qui aime tout ce qui est en vie.

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