Mais aujourd’hui, la fillette a son voyage: sa dernière journée d’école a été longue et le voyage vers Saint-Ubalde s’éternise à cause de la tempête.
Maman a les mains crispées sur le volant. Elle les agite comme si elle comptait sur ses doigts. Son dos est raide, incliné vers le pare-brise. Marianne reconnaît cette nervosité et sait qu’elle a intérêt à se comporter en grande fille.
Personne ne parle. Hypnotisés par la route, les yeux de mamie ne clignent pas. Maman a éteint la radio. Elle a de la misère à contrôler les essuie-glaces. «Je suis sur les hautes et je vois rien pareil», dit-elle d’un ton énervé.
Ce n’est pas comme ça que Marianne imaginait son 23 décembre. Elle se faisait une joie de passer Noël en famille dans le chalet que mamie a déniché sur le bord d’un lac. Mais c’est si loin, que même le GPS est mêlé.
Soudain, mamie s’exclame comme si elle venait d’apercevoir le traîneau du père Noël:
— Marianne, regarde le panneau, on arrive à Saint-Ubalde!
— Saint-Ubalde-Barbecue, lance l’enfant, friande des «tendres morceaux de poulet en forme d’animaux» des restos Saint-Hubert.
«Saint-Uba-ha-ha-ha-lde», s’étrangle maman. «Barbecue-ouh-ouh-ouh», s’étouffe mamie. Ce jeu de mots spontané a l’effet d’une chatouille collective dans l’auto.
Tout à sa gaieté, Marianne pense à son papa, qui doit les rejoindre au chalet demain. Elle a hâte, oui, mais elle a aussi une boule dans le ventre comme la veille d’un exposé oral.
Son papa conduit un autocar ce soir et affronte le mauvais temps sur la route entre Montréal et Québec. Marianne a beau n’avoir que huit ans, elle sait que des accidents peuvent arriver. Surtout quand il neige. Surtout quand un papa et une maman se sont chicanés juste avant de partir chacun de son côté, lui dans son autocar, elle dans son auto.
C’est poche, une chicane le 23 décembre, songe-t-elle, en se rappelant les voix fâchées de ses parents dans leur chambre, papa qui en sort sans un regard pour elle et qui claque la porte d’entrée, maman qui respire fort, raide de colère sur son côté du lit. Marianne s’est retenue de pleurer. Elle a dit: «Viens maman, mamie nous attend, faut y aller.»
La neige qui fouette le pare-brise la ramène à la réalité. Maman est concentrée. «Le GPS me suggère un bizarre d’itinéraire, marmonne-t-elle à mamie. Si on continue tout droit, j’ai l’impression qu’on va aboutir à La Tuque.» Mamie se sent impuissante. L’incertitude de sa fille la stresse. La tempête l’inquiète. La route déserte l’angoisse.
Sur un panneau à moitié camouflé par la neige, maman devine le pictogramme d’un plan d’eau. Suivant son instinct, elle braque le volant et tourne à droite, même si on ne voit plus de chemin, plus de ciel, que du blanc, partout, partout, partout. Soudain, un embranchement. Tour du lac Nord, ou Tour du lac Sud?
— Sud, sud, sud, se souvient mamie, dont la mémoire se réveille sous l’assaut de l’espoir et de l’adrénaline.
Là, au bout de 100 mètres, «THE» chalet apparaît au sommet d’une petite butte, illuminé tel le château de Cendrillon à Disney World.
Le propriétaire a pelleté l’entrée. Il a décoré un sapin artificiel dans le salon et laissé une assiette de biscuits sur la table. Les grandes fenêtres de la salle à manger donnent sur le lac gelé. Des points scintillants émanant des chalets voisins forment une guirlande floutée par la poudrerie.
— Demain, nous irons voir Marcel, annonce mamie.
Marcel, c’est son coiffeur. Il a son chalet de l’autre côté du lac. C’est grâce à lui que mamie a déniché cette maison où ils fêteront le réveillon. Marianne a hâte de voir son oncle et sa blonde, qui arriveront de Québec demain. Mais elle est préoccupée. Elle espère que la tempête se calmera pendant la nuit.
Le lendemain matin, quand Marianne et sa maman descendent à la cuisine, mamie s’active à préparer des lunchs. Elle a sorti trois paires de raquettes de l’auto, enfilé ses sous-vêtements d’hiver et téléphoné à Marcel pour lui annoncer leur arrivée.
Maman affiche sa baboune matinale habituelle, fois mille. Elle est vraiment triste, se désole Marianne. C’est que papa lui a écrit sur Messenger pour lui dire qu’il ne viendrait pas à Saint-Ubalde. La faute à la tempête. Pas de petit cœur, pas de baiser soufflé. Des mots de papa encore fâché.
— Sage décision, toutes les routes doivent être bloquées, dit mamie.
— N’importe quoi, ronchonne maman.
Il neige, neige et neige encore. Durant la nuit, une bordée a sculpté des collines poudreuses qui bouchent la vue sur le lac.
— On ne se laissera pas impressionner par trois flocons, lance mamie. On déjeune, on s’habille, pis on déguidine chez Marcel. On va prendre le Tour du lac Nord, on y sera dans 20 minutes.
Si ce n’était de l’absence de papa, la balade serait magique. Ce ne sont pas des flocons, ce sont des galettes de neige qui recouvrent le paysage comme de la meringue.
Si son papa, dont c’est le métier de conduire des autocars, a décidé de ne pas prendre la route, le père Noël est dans le trouble lui aussi. Comment pourra-t-il s’orienter? Est-ce que les rennes ont un GPS?
Coiffé d’un bonnet en poil de lapin, un genre d’abominable homme des neiges s’avance vers le trio d’aventurières. «Les filles, vous ne pourrez pas retourner à votre chalet, dit le gaillard. Aux nouvelles, le gars de la météo prévoit que le vent va se lever et que la neige va continuer. Suivez-moi, on est presque rendus chez nous.» C’est Marcel, pas rasé, dans sa doudoune blanche. Marianne sourit en le reconnaissant, mais à l’idée de passer le réveillon avec lui, elle se retient de faire une crise de bacon comme quand elle avait quatre ans et qu’elle était contrariée. Elle veut son papa! Et son oncle! Et sa tante!
Marcel a allumé un feu, distribué des couvertures, servi des olives, du saucisson et du céleri frisé. Il n’était pas encore 16h (14h52, en fait), qu’il débouchait une bouteille de vin blanc et improvisait pour Marianne un Shirley Temple sans cerise au marasquin.
Il s’est ensuite absenté dans sa cave afin de dénicher à chacune un cadeau personnalisé: pour mamie «Tout ce qui se passe au chalet reste au chalet» inscrit sur une planche, la biographie de Dan Bigras pour maman et un ensemble à manucure pour Marianne.
La tempête s’entête. La nuit tombe. La couronne de Noël de Marcel répond aux guirlandes de lumières délavées par les bourrasques autour du lac. «Je suis presque bien», lance à Marcel une maman ramollie par le vin, mais incapable de s’abandonner à ce réveillon dans un chalet... avec le coiffeur de sa mère. Ce qu’elle donnerait pour que son amoureux soit ici!
Mamie rêvasse près d’une fenêtre qui donne sur le chemin, tapis d’hermine duveteux, aux contours imprécis. Blottie dans la chaleur de sa grand-mère, Marianne détecte dehors un mouvement furtif. Massive et barbue, une silhouette vêtue de rouge approche d’un pas fatigué, une hotte de cadeaux sur le dos.
Si elle avait le vocabulaire d’une adulte, elle dirait: j’ai la berlue! Mais avec sa gestuelle et son lexique de gamine, elle met une main devant sa bouche et s’écrie: Oh! My Goooooood.
— «Maman, maman, le père Noël nous a trouvés!»
Maman se tourne vers la fenêtre, fige trois secondes, enjambe le divan, ouvre la porte, sort en pied de bas, puis, à la stupéfaction générale, saute au cou de ce visiteur qu’on n’attendait plus.
Le père Noël lui fait tout un effet, s’étonne Marianne qui, elle-même, ne l’a jamais vu de si près, sauf une fois, aux Galeries de la Capitale.
«Oh My God, Oh My God, Oh My God», répète l’enfant en croisant le regard du monsieur, tout aussi étourdi qu’elle par cet accueil exubérant. Il étreint maman, frictionne son dos pour la réchauffer, puis lui met sa tuque sur la tête, dénudant des cheveux châtains qui ne sont pas ceux du père Noël.
La main sur son cœur, les larmes aux yeux derrière la fenêtre, Marianne reconnaît son papa, empêtré dans son manteau — rouge — lourd d’une neige mouillée et d’un sac à dos débordant de paquets détrempés.
— J’ai pris l’embranchement Tour du lac Nord, relate-t-il. Le char est resté pris dans le banc de neige. J’ai marché. Me suis dirigé vers le premier chalet éclairé. Et je vous trouve ici. J’en reviens pas.»
«C’était un sautage dans les bras comme dans les films», racontera Marianne à son oncle et à sa tante qui, eux, ont réussi à se rendre au chalet en optant pour le bon embranchement. Oui, comme au cinéma, les bras de maman emprisonnant les épaules de papa, ses jambes lancées autour sa taille, maman pleurant à gros sanglots, distribuant des petits becs dans ses cheveux et sur ses joues.
Marianne regarde mamie. Elles échangent avec les yeux, sans se toucher, la plus grosse chatouille de l’histoire, dans le cou, les aisselles, sur la plante des pieds et dans le creux de la taille.
Rien ne s’est passé comme prévu au réveillon de Saint-Ubalde-Barbecue. Mais son valeureux papa a pris la route, ses parents se sont déchoqués et ce soir, ils s’aiment.
Michèle LaFerrière a été journaliste au Soleil pendant 31 ans. Elle a pris sa retraite en 2017 et occupe ses journées avec ce qui était ses passe-temps: lecture tous les jours, couture quand il pleut, beaucoup de sport et de cinéma, apprentissage de l’espagnol et, chaque printemps, correction des examens de français du Ministère. Elle continue de s’intéresser au design qui a été son domaine d’expertise pendant une grande partie de sa carrière au Soleil.