«J’aime profondément l’être humain, mais je déteste la bêtise humaine», souffle le directeur par intérim de la Maison Revivre, Nicolas Duquette, en repensant aux pieds noircis de la veille.
Vendredi matin, tout est calme à la Maison. Dans cet ancien hôpital recyclé en refuge pour hommes, en plein cœur du quartier Saint-Sauveur, quelques habitués regardent un film, alors que deux autres grillent une cigarette dans le fumoir, laissant filtrer quelques rires.
C’est tout le contraire de la veille, alors que l’endroit a été habité par un vent de panique, par une situation de crise, tout au long de la journée.
Jeudi, vers 10h, un homme nu-pieds, désorienté et visiblement en crise se présente au refuge d’une vingtaine de places. On ne le connaît ni d’Ève ni d’Adam, mais une chose est claire pour l’équipe : ses pieds nécessitent une intervention médicale immédiate.
«Ses pieds étaient mauves, voire bruns jusqu’à mi-mollet. Ils étaient enflés, pleins de plaies, ça suintait et il y avait une odeur. Clairement, quelque chose ne marchait pas», se rappelle le directeur par intérim de l’organisme de la rue Saint-Vallier.
Malgré son état, l’homme refuse d’aller à l’hôpital. «Il me disait qu’il allait se faire passer au broyeur, comme dans The Wall de Pink Floyd».
Malgré le refus, Nicolas Duquette compose le 911 vers 10h15, comme il a appris lors de ses différentes formations. «On n’est pas du tout équipés pour gérer des enjeux médicaux comme ça. On peut dealer avec bien des affaires, mais pas ça. Il doit aller à l’hôpital.»
Au bout du fil, on lui commande une ambulance. Mais quelques minutes plus tard, une intervenante du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Capitale-Nationale téléphone au centre..
«Elle nous dit que, finalement, elle décommande le transport parce qu’ils ne peuvent pas nous aider», soutient le directeur par intérim. On propose plutôt d’envoyer un travailleur social, ce que finit par accepter M. Duquette.
Une fois sur place, le travailleur social aurait rapidement dressé les mêmes constats que les bénévoles et les employés de la Maison Revivre. On estime que l’homme est schizophrène, en pleine crise, et que ses pieds gonflés et noircis nécessitent une attention immédiate.
En d’autres mots, la ressource mandatée par le CIUSSS de la Capitale-Nationale se serait dite «inquiète» pour l’intégrité physique et mentale de l’homme. Un constat partagé par une de ses collègues infirmières, appelée à la rescousse.
Vers 13 heures, soit 180 minutes après l’appel au 911, Nicolas Duquette, les deux intervenants sociaux et la dame du CIUSSS font une conférence téléphonique.
Celle qui représente le réseau de santé réitère : impossible d’envoyer une ambulance pour au moins huit heures. «On a négocié pour ne pas nous envoyer une ambulance», hallucine M. Duquette, qui finit par monter le ton d’un cran. «On était complètement ébahis», glisse-t-il.
Une fuite nu-pieds
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Aux alentours de 15 heures, l’homme en question s’enfuit du refuge, toujours nu-pieds, alors qu’on tente de trouver un moyen de l’hospitaliser. Pendant sa fuite, l’équipe de la Maison réussit à joindre sa mère au Saguenay.
En plus de confirmer la maladie mentale de son fils, elle révèle qu’il est diabétique de type 1, qu’il refuse de se soigner, qu’il prend des anticoagulants. La mère de l’homme indique aussi qu’il sort tout de juste de prison, qu’il est violent et imprévisible, nécessitant parfois quatre policiers pour le maîtriser.
Avec ces nouvelles informations, Nicolas Duquette contacte à nouveau le 911, histoire de localiser l’homme pour de bon. «Je suis tombé sur une répartitrice sensible et dévouée, souligne le directeur par intérim. C’est la seule personne qui a vraiment voulu nous aider», estime-t-il, reconnaissant.
Deux policiers arrivent finalement vers 17h. Alors qu’ils discutent avec les intervenants, l’homme recherché refait surface dans le salon. Mais puisqu’il ne demande pas de l’aide lui-même et que les policiers jugent que sa vie n’est pas «immédiatement» en danger, le duo aurait indiqué ne rien pouvoir faire.
Ils se seraient plutôt référé à leur supérieur et ont contactél’organisme PECH (Programme d’encadrement clinique et d’hébergement), qui dispose d’intervenants capables de diagnostiquer et de commander l’hospitalisation.
Pendant ce temps, M. Duquette affirme avoir remarqué que les pieds de l’homme n’étaient plus mauves, mais bien noirs. «Ça sent la pourriture dans la pièce et ça a l’air d’être nécrosé», analyse-t-il.
Lorsque l’intervenante de PECH débarque, vers 18h45, cinq minutes auraient été suffisantes pour qu’elle arrive au constat dressé il y a déjà plusieurs heures. «Il faut l’hospitaliser», tranche-t-elle, en se basant sur l’état mental de l’homme, plutôt qu’en invoquant ses pieds.
Les policiers acceptent finalement. Une ambulance est envoyée au refuge et l’homme accepte d’y embarquer, à condition qu’on y fasse jouer de la musique rock. «Il risque de se faire amputer, selon moi», laisse tomber Nicolas Duquette en baissant les yeux.
Une procédure complexe
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S’ils se désolent de la situation, le CIUSSS de la Capitale-Nationale et le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) expliquent être énormément limités par le cadre légal pour forcer les soins à quelqu’un qui ne les réclament pas clairement.
«Au Québec, selon l’article 11 du Code civil, toute personne a le droit de refuser les soins autant physiques que psychologiques. Lorsqu’une personne refuse un transport ambulancier [...] [les policiers] doivent contacter [...] un organisme affilié [...] afin que des intervenants viennent effectuer une évaluation [et] forcer le transport, si jugé nécessaire», explique l’agent David Pelletier.
Il précise que «les interventions [...] se font toujours dans une optique de sensibilisation, d’aide et de référencement».
De son côté, le réseau de la santé rappelle que «la maladie mentale ne prive pas un individu de son droit de consentir ou de refuser des soins, à moins que cette maladie le rende inapte à consentir à des soins».
«Cette mesure extraordinaire ne peut pas être appliquée à la légère et doit respecter des critères bien précis, que seules des personnes habilitées sont en mesure d’évaluer», souligne la porte-parole du CIUSSS, Mélanie Otis.
Une situation «indigne de l’humanité»
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Même si Nicolas Duquette est «complètement vidé» par l’intervention, qui aura duré plus de neuf heures, l’enseignant de formation s’est promis de «ne pas laisser passer un tel manque d’humanité» du système et de ses acteurs.
«On s’est acharné pendant une journée au complet à prouver que la vie de cet homme-là était en danger, pendant que ses pieds nous pourrissaient en pleine face», peine à croire le directeur par intérim. «Je suis complètement indigné, je n’en reviens tout simplement pas!»
«On avait un homme en train de souffrir, et tout ce qu’on pouvait faire, c’est de nous dire qu’on ne pouvait rien faire, cingle-t-il. Je n’en ai pas dormi de la nuit.»
S’il comprend que les obligations légales, particulièrement sévères pour forcer l’hospitalisation sans consentement, Nicolas Duquette plaide pour «plus de cœur et de souplesse» dans le système. «Je suis ébranlé par l’immense solitude de cet homme-là, perdu dans un système qui ne veut pas le comprendre».
«Ce qu’on a vécu, c’est de la bêtise humaine pure et simple. On s’est caché derrière des lois pour s’en laver les mains», accuse le directeur par intérim de la ressource. «Cette histoire-là, ça n’aurait pas dû être affaire de tête et de lois, ça aurait dû être une affaire de cœur, conclut-il, encore secoué. Et ce n’est pas vrai que je vais laisser passer ça.»
M. Duquette compte déposer une plainte contre l’agente du CIUSSS qui a refusé le transport par ambulance à deux reprises. Il souhaite également en déposer une visant le duo de policiers qui s’est finalement déplacé, «deux statues qui attendaient la fin de leur shift», selon lui.