Dans la quotidienne diffusée à Radio-Canada, l’infirmière de l’Hôpital St-Vincent incarné par la comédienne Ludivine Reding glisse discrètement dans ses poches les timbres de Fentanyl qu’elle a volontairement destinés au rebut et inscrits dans les pertes.
Au moment de rédiger ces lignes, Sophia St-Jean ne s’est pas encore fait prendre, mais on se doute que cela ne tardera pas.
Dans la réalité, ce sont des dizaines d’infirmières qui ont été congédiées par leur employeur et sanctionnées par leur ordre professionnel au cours des dernières années pour avoir subtilisé des narcotiques dans leur milieu de travail.
Le conseil de discipline de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) n’avait pas de données à nous fournir à ce sujet, mais selon une recherche que nous avons effectuée dans le registre des décisions de la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ), au moins 82 membres de l’OIIQ ont été sanctionnés pour cette raison entre 2012 et 2021, contre 55 au cours des 10 années précédentes.
Premier constat, les hommes infirmiers sont représentés de façon disproportionnelle dans ces condamnations. Alors qu’ils ne composent que 11,7 % de l’effectif infirmier (qui compte plus 82 200 membres selon les dernières données de l’OIIQ), ils représentent plus du tiers des sanctions.
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Autre observation : le stress, l’anxiété, l’insomnie, l’épuisement, les problèmes personnels et les douleurs chroniques sont souvent à l’origine des problèmes de consommation de narcotiques développés par ces infirmiers et infirmières.
Automédication
En fin de session universitaire, stressée et anxieuse, une infirmière d’un hôpital de Laval s’est ainsi approprié pour la première fois la dose de morphine injectable qu’elle avait préparée pour une patiente, décédée avant qu’elle n’ait pu la lui administrer.
«Elle conserve cette dose jusqu’à la fin de son quart de travail, l’apporte chez elle et se l’injecte pour l’aider à dormir. Entre les mois de novembre 2015 et septembre 2016, elle subtilise, à de nombreuses reprises, des narcotiques injectables, soit de la morphine et du Dilaudid, en conservant le reliquat des doses qu’elle administre à des patients», écrit le conseil de discipline de l’OIIQ dans sa décision sur la culpabilité et la sanction de cette infirmière, rendue en mars 2018.
Une autre infirmière sanctionnée en avril 2017 a expliqué au conseil de discipline s’être mise à consommer du Dilaudid pour soulager ses douleurs aux épaules, apparues en opérant des machines d’aphérèse à l’Hôpital Royal Victoria de Montréal.
Une autre encore, atteinte d’anémie falciforme et de nécrose de la colonne vertébrale, a témoigné avoir commencé à subtiliser des narcotiques dans cet établissement parce qu’elle souffrait au point où la posologie des médicaments prescrits par son médecin était devenue insuffisante.
Pour une infirmière d’une unité de soins palliatifs du CIUSSS du Nord-de-l’île-de-Montréal, c’est le stress et la charge de travail liés à la pandémie, ajoutés à divers problèmes personnels et conjugaux, qui l’ont poussée à consommer des narcotiques.
«À une certaine époque, du Dilaudid en comprimés avait été validement prescrit à l’intimée en lien avec des douleurs au dos. L’intimée s’est rappelé l’effet apaisant et euphorisant que le Dilaudid avait sur elle. C’est en se rappelant cette expérience passée que l’intimée a commencé à s’approprier du Dilaudid injectable pour calmer son anxiété, à partir du mois de mars 2020», lit-on à propos de cette infirmière dans une décision rendue en août dernier.
Des soins prodigués sous l’effet de substances
La plupart des membres de l’OIIQ sanctionnés pour s’être approprié des narcotiques consommaient pendant leurs prestations de travail.
C’est le cas d’un infirmier de l’Hôtel-Dieu de Lévis qui a effectué «plus de 600 irrégularités» dans les transactions au cabinet automatisé de distribution de médicaments AcuDose et qui a commencé à s’injecter du Dilaudid dans les toilettes de l’hôpital. Il consommera jusqu’à une vingtaine d’ampoules de 2 mg par jour, précise-t-on dans cette décision datée de juillet 2017.
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Somnolente, une assistante infirmière-chef de bloc opératoire qui consommait aussi pendant ses quarts de travail à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont n’a pas été en mesure de répondre à un cas urgent de dilatation-curetage et a dû demander à ses collègues de s’en occuper.
«Elle est incapable d’effectuer un prélèvement sanguin malgré que la cliente ait des veines bien palpables», ajoute le conseil de discipline de l’OIIQ à propos de cette infirmière dans une décision rendue en juin 2019.
Des préjudices pour les patients
Dans plusieurs cas, l’appropriation de narcotiques n’avait pas pour effet de priver un patient de sa médication, les infirmières se contentant de contourner les règles en place ou de consommer les doses inutilisables ou restantes des patients.
Dans d’autres, les infirmières ont posé des gestes troublants pour mettre la main sur les précieux médicaments.
Une infirmière d’agence qui a notamment travaillé dans un CHSLD de la Côte-Nord a par exemple substitué un timbre de Fentanyl de 50 mcg destiné à un patient par un pansement de pellicule Tegarderm, utilisé pour recouvrir les sites des cathéters et les plaies, lit-on dans une décision datée de mars 2019.
Une collègue a découvert la substitution le lendemain après avoir entendu les cris de douleur du patient, dont la souffrance causée par une nécrose au pied était habituellement bien gérée avec les timbres de Fentanyl, précise le conseil de discipline.
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Dans sa décision d’avril 2017 concernant cette infirmière montréalaise qui consommait du Dilaudid pour soulager ses douleurs aux épaules, le conseil de discipline raconte que l’intimée divisait la dose de son patient en deux et préparait une seringue pour lui et une pour elle. Pour que la dose manquante du patient ne paraisse pas, elle ajoutait de l’eau stérile dans sa seringue.
Pour une infirmière qui pratiquait en salle de réveil au CHUM, le stratagème consistait à appeler l’anesthésiste et à lui mentionner qu’un de ses patients était souffrant.
«L’anesthésiste lui prescrivait donc un autre médicament. L’intimée explique qu’elle administrait ainsi “une petite shot” au patient et gardait le reste pour elle», rapporte le conseil de discipline dans une décision rendue en mars 2021.
Des stratagèmes sophistiqués
Des modus operandi très sophistiqués ont parfois été mis au point pour subtiliser des narcotiques, notamment par cet infirmier d’agence qui a travaillé dans des centres d’hébergement de Québec pendant la pandémie.
«La preuve a démontré clairement que l’intimé [...] a poussé son stratagème encore plus loin en altérant les fioles qu’il avait prises et en les replaçant dans des boîtes qu’il a lui-même scellées à nouveau afin de dissimuler ses appropriations», décrit le conseil de discipline de l’OIIQ, précisant que l’infirmier utilisait de la colle pour retenir les capuchons altérés des fioles.
«Dans certains cas, à la suite de son congédiement, son casier est vidé et on y retrouve des seringues, des aiguilles, des garrots et même des lunettes d’horloger», rapporte le conseil de discipline au sujet de ce même infirmier.
Afin d’assurer la protection immédiate du public, une radiation provisoire a été prononcée contre cet infirmier le 30 août 2021. Cette mesure d’exception fait en sorte qu’un professionnel peut être privé de son droit d’exercice avant qu’une décision sur le fond de la plainte disciplinaire ne soit rendue.
L’infirmier en question, qui a été déclaré coupable en juillet dernier, n’a pas encore reçu sa sanction.
Des sanctions «exemplaires»
Les infirmières coupables d’infractions liées aux narcotiques perdent leur droit d’exercice pour une période variant généralement de neuf à 12 mois. Travailler sous l’effet de ces substances et priver des patients de leurs doses sont des facteurs particulièrement aggravants pour le conseil de discipline de l’OIIQ.
Tout en soulignant que l’usage ou l’abus de substances intoxicantes «touche la profession infirmière comme la population en général», l’OIIQ rappelle dans une chronique publiée en 2019 sur son site Internet que «le fait, pour une infirmière, d’exercer la profession tout en étant sous l’influence de [ces substances] constitue un problème grave et complexe puisqu’il affecte ses facultés, mettant en danger la clientèle, l’infirmière elle-même, les collègues et l’organisation».
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À propos des patients qui se voient privés de leurs doses, l’OIIQ écrit ceci : «Vous est-il possible d’imaginer qu’un client souffrant des suites d’une chirurgie orthopédique reçoive une injection de solution stérile plutôt qu’un narcotique pour soulager sa douleur? Ce geste portant directement préjudice au client, les sanctions imposées par le conseil de discipline pour une infirmière reconnue coupable d’avoir substitué des produits sont importantes afin d’être exemplaires et dissuasives.»
L’infirmière qui remplaçait les doses manquantes de Dilaudid par de l’eau saline dans les seringues de patients a ainsi été radiée de son ordre professionnel pour une période de 27 mois. Outre la substitution de produits, l’intimée tentait de camoufler ses appropriations en inscrivant de fausses informations aux feuilles de contrôle ou aux dossiers des patients. Son manège a duré cinq ans.
Outre une radiation de plus de deux ans, cette infirmière s’est vu imposer une limitation d’exercice pour une période de deux ans à son retour à la pratique, période durant laquelle il lui était interdit de manipuler ou d’administrer tout narcotique ou drogue contrôlée. Elle a aujourd’hui retrouvé son plein droit d’exercice et travaille chez Héma-Québec.
Infirmiers récidivistes
Un autre membre de l’OIIQ qui travaillait pour une agence dans un centre hospitalier de l’Outaouais a reçu une sanction exemplaire en octobre 2019.
Entre juin et octobre 2018, l’infirmier s’est approprié à de nombreuses reprises des narcotiques injectables en dissimulant ses vols par différents subterfuges, allant jusqu’à utiliser l’accès d’autres professionnels au système automatisé de distribution de médicaments.
Cet infirmier n’en était pas à ses premiers délits en pareille matière, lui qui s’était vu imposer en 2013 une radiation et une limitation d’exercice d’une durée de deux ans chacune pour avoir «agi à l’encontre de la profession en volant des médicaments et en leur substituant de l’eau stérile».
Pour sa récidive, l’infirmier a écopé d’une autre radiation de deux ans, assortie cette fois d’une limitation d’exercice de trois ans. Il travaille aujourd’hui dans un centre de traitement des dépendances.
Des radiations de cinq ans ont été imposées à au moins deux infirmiers depuis 2011. L’un d’eux est un multirécidiviste qui recommençait à voler des narcotiques à peine revenu à la pratique infirmière. Il fait désormais l’objet d’une limitation d’exercice permanente qui lui interdit de manipuler et d’administrer ces médicaments.
L’autre avait été radié de façon permanente en 1987 pour des infractions de même nature, mais l’Ordre avait accepté de lui donner une seconde chance et de le réinscrire au Tableau après cinq ans. L’infirmier a récidivé 14 ans après sa réinscription. Âgé de 61 ans au moment de recevoir sa sanction, l’homme a fait savoir au conseil de discipline qu’il n’avait pas l’intention de reprendre sa pratique.
Ni l’OIIQ ni la FIQ n’ont souhaité commenter au Soleil la problématique exposée dans ce reportage.
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DES INFIRMIÈRES AUXILIAIRES AUSSI SANCTIONNÉES
Des infirmières auxiliaires ont également été sanctionnées par le conseil de discipline de leur ordre professionnel pour des infractions liées à l’appropriation et à la consommation de narcotiques au travail.
Depuis 2006, au moins 22 infirmières auxiliaires (on en compte autour de 29 100 au Québec) ont reçu une sanction pour de telles infractions, selon la recension effectuée par Le Soleil dans le registre des décisions de la SOQUIJ.
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ACCÈS CONTRÔLÉ
Au CHU de Québec, qui regroupe cinq hôpitaux, on rappelle que la gestion des narcotiques dans les établissements est encadrée par plusieurs politiques, procédures et règlements internes, en plus d’être régie par les lois fédérales et par les normes de l’Ordre des pharmaciens du Québec et d’Agrément Canada.
Le CHU de Québec, qui a congédié six «intervenants» (infirmières, infirmières auxiliaires et inhalothérapeutes) pour vol de médicaments depuis 2012, dit assurer une «vigie permanente» des procédures afin de maintenir «les meilleures pratiques».
Le porte-parole Bryan Gélinas mentionne que les accès aux cabinets automatisés de médicaments (qui sont barrés et sécurisés par biométrie) ou aux armoires «cadenassées à double tour» sont limités à «un nombre restreint de personnels».
«Un décompte est fait suivant chaque quart de travail pour s’assurer d’avoir un inventaire balancé. Tout écart dans les inventaires fait l’objet d’une investigation immédiate», ajoute M. Gélinas.
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LE MINISTÈRE «SENSIBLE» À LA DÉTRESSE DU PERSONNEL
Le ministère de la Santé dit ne pas avoir été interpellé sur la question du vol de narcotiques dans les établissements et ne pas posséder de données concernant cette problématique. Il ne peut donc pas confirmer si elle est en augmentation, explique la porte-parole Noémie Vanheuverzwijn.
Le ministère se dit par ailleurs «sensible» à la détresse vécue par le personnel du réseau et souligne avoir déployé «plusieurs actions» pour améliorer son bien-être.
Mme Vanheuverzwijn cite notamment la stratégie de soutien psychosocial par les pairs mise en place et financée par le ministère en avril 2021. À ce jour, précise-t-elle, 3000 employés et gestionnaires ont été formés pour offrir du soutien à leurs collègues.
La porte-parole du ministère ajoute qu’une formation virtuelle sur «les cinq façons d’accompagner la détresse psychologique» des employés du réseau sera disponible en 2023.
Le personnel peut du reste compter sur les programmes d’aide aux employés, qui offrent généralement des services spécialisés pour les personnes souffrant de dépendances, signale Mme Vanheuverzwjin.