Leur dernière salve à date? Une requête adressée au début de novembre par l’Association Restauration Québec (ARQ) au ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. L’association, qui représente près de 5000 membres, réclame un amendement à la Loi sur la protection du consommateur (LPC). Elle demande qu’on autorise la perception de frais sur les cartes de crédit des clients qui oublient ou négligent d’annuler leur réservation, à quelques minutes ou même à 48 heures d’avis.
«Pour l’instant, on n’en est pas encore à déterminer un montant», explique Dominique Tremblay, directrice des affaires publiques et gouvernementales à l’ARQ. «Est-ce que ça pourrait être 5, 10 ou 20 $? Est-ce qu’il faudrait moduler ce montant? C’est sûr que, pour un établissement gastronomique, une somme de 5 $ ne serait pas suffisante.»
Défections en masse?
Le fléau des no-shows, comme on les appelle dans le métier de la restauration, n’est pas nouveau. Les restaurateurs le dénoncent régulièrement depuis une bonne dizaine d’années au Québec. Mais les États-Unis ont écopé avant nous, assure Thierry Navette, propriétaire du Bistro 4 Saisons, à Orford. «C’était déjà fréquent quand je tenais un resto dans la région de Boston il y a 15 ans!»
Le phénomène, également présent en Europe, semble aller croissant chez nous. Il contribue, selon l’ARQ, à accentuer la précarité financière d’un secteur d’activité qui peine à se remettre des contrecoups de la pandémie de COVID-19. En 2019, le sous-secteur des restaurants avec service affichait une marge bénéficiaire de 3,2 %; l’année suivante, il essuyait globalement une perte de 2 %.
Tout amendement à la LPC doit s’appuyer sur une analyse rigoureuse de l’impact des défections des clients. Or, l’ARQ fonde sa requête sur un ensemble de commentaires qu’elle ne peut pour l’instant quantifier. «Même sans statistiques officielles, insiste Dominique Tremblay, si nous avons décidé d’intervenir en tant qu’association, c’est parce qu’il y a un problème réel qui nécessite une intervention de notre part. D’ailleurs, les témoignages des restaurateurs dans les médias restent nombreux.»
Un acompte inutile
La Loi sur la protection du consommateur autorise les restaurateurs, lors d’une réservation, à noter le numéro de carte de crédit, et même à exiger un acompte. «Mais ils ne peuvent retenir aucuns frais si des clients ne se présentent pas. Ce qui est interdit, c’est une stipulation – un énoncé spécifique – qui impose au consommateur qui ne remplit pas ses promesses le paiement de frais, de pénalités ou de dommages dont le montant ou le pourcentage est fixé à l’avance dans le contrat», explique Charles Tanguay, porte-parole de l’Office de la protection du consommateur, citant là l’essentiel de l’article 13 de la LPC, qui désespère tant le monde de la restauration.
En gros, un restaurateur peut exiger un dépôt lors de la réservation, mais il ne peut prévenir le client qu’il le conservera s’il omet de se présenter à la plage horaire convenue. «C’est le principe voulant que nul ne peut se faire justice lui-même, dit Charles Tanguay. Ça revient à fixer d’avance la valeur de ton dommage. Or, tu ne peux pas savoir d’avance ce que sera ton dommage!»
Cependant, rien n’empêche le restaurateur de réclamer des dommages et intérêts… après avoir remboursé le dépôt! Il s’agit alors de s’entendre de gré à gré avec le client ou de porter la cause devant la Cour des petites créances.
C’est une solution irréaliste pour des petits commerçants lésés, désireux de récupérer chaque fois quelques centaines de dollars, selon Dominique Tremblay.
Des exceptions
Pourtant, certaines entreprises et certains corps professionnels, dont les activités échappent à la LPC, sont autorisés à «se faire justice».
Ainsi en est-il des loueurs de voitures à court terme, de même que des hôteliers et aubergistes qui, en cas de défection du client, ont le droit de conserver en tout ou en partie le paiement acquitté avec la carte de crédit.
La plupart des professionnels régis par l’Office des professions du Québec, comme les médecins, les psychologues, les chiropraticiens, les nutritionnistes et les dentistes, peuvent réclamer, si vous leur faites faux bond, des frais de défection couvrant en tout ou en partie les honoraires auxquels ils auraient eu normalement droit. La mesure doit cependant être dûment annoncée par écrit.
Certaines entreprises œuvrant dans les soins personnels, comme les salons d’esthétique, de bronzage ou de coiffure, exigent, elles aussi, de tels frais. Or, à l’instar des restaurateurs, aucune d’elles n’est légalement autorisée à le faire. Vous ratez un rendez-vous? Vous ne payez rien. Ou vous vous entendez avec votre salon préféré. Ou vous en trouvez un autre!
Les limites des applis
Des restaurateurs excédés ont déjà mis en place des procédures, souvent par l’entremise d’applications de réservation en ligne, pour se prémunir contre les no-shows. Leur clientèle est clairement avisée que des frais de défection seront prélevés à même leur carte de crédit s’ils négligent d’annuler 24 ou 48 heures à l’avance.
Voilà qui est paradoxal puisque c’est probablement la multiplication de ces outils de réservation qui explique la désinvolture des consommateurs. «Tu peux désormais réserver deux restos presque en même temps, du bout des doigts. Puis tu passes à autre chose, tu oublies, déplore Thierry Navette, du Bistro 4 Saisons. Avant, le resto, c’était une grande sortie bien planifiée, pour laquelle on se préparait.»
Mais cette stratégie de frais de défection n’est pas sans faille : tout client qui s’estime lésé peut exiger une rétrofacturation auprès de l’émetteur de sa carte de crédit en arguant qu’il n’a effectivement pas obtenu les services en contrepartie du montant porté à son compte.
D’ici à ce que le ministre de la Justice réagisse aux doléances des restaurateurs, l’ARQ suggère à ses membres de soumettre aux clients un «contrat de réservation». Mais cette mesure n’est pas conforme à la LPC, a déjà fait valoir Option consommateurs.
Retrouver un savoir-vivre
Ces dernières années, quelques valeurs traditionnelles ont été malmenées par une nouvelle génération de consommateurs, selon Thierry Navette, comme un certain savoir-vivre et un respect des engagements pris envers autrui. Bien qu’il soit favorable à un amendement à la LPC, il pense que ça ne soignerait que le symptôme, pas le fond du problème. «Tout ça, en fin de compte, c’est une question d’éducation», conclut-il.
«La réservation en ligne, ajoute Dominique Tremblay, a peut-être enlevé aux gens une petite gêne.»
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