Giuliano Da Empoli et le théâtre politique du Kremlin

Après plusieurs essais sur la politique et des enjeux sociaux, Giuliano Da Empoli fait paraître son premier roman qui plonge dans les coulisses du pouvoir russe, <em>Le mage du Kremlin</em>.

Giuliano Da Empoli n’avait pas prévu la guerre en Ukraine. Son premier roman, Le mage du Kremlin, permet toutefois au public de mieux comprendre l’actualité. On entre dans les coulisses du pouvoir russe pour saisir les assises sur lesquelles s’est posé Poutine dès son arrivée. L’écrivain italo-suisse de 49 ans nous y introduit via une porte toute spéciale. Celle du théâtre, de la narration et de la fiction. Entretien.


Q M. Da Empoli, j’aimerais débuter en vous demandant comment vous avez vécu les derniers mois. Puisque Le mage du Kremlin a remporté le Grand prix du roman de l’Académie française et qu’il était parmi les favoris au prix Goncourt.

R C’était complètement imprévu! Mon livre est sorti en avril et les romans qui participent habituellement aux prix sont ceux de la rentrée [d’automne]. 

Mais j’ai été évidemment très flatté d’être récupéré dans ces listes! […] C’était passionnant comme aventure. C’est un monde que je ne connaissais pas encore donc c’était de mon point de vue très intéressant. 

Q Votre ouvrage nous plonge dans les coulisses du pouvoir en Russie. De façon générale, qu’est-ce qui vous fascine tant dans le Kremlin?

R La première que je suis débarqué à Moscou, il y a plus de dix ans, l’endroit m’a tout de suite frappé. Parce qu’on ressent l’emprise du pouvoir d’une façon très forte dès qu’on arrive. 

Il y a cette sorte de mollusque du Kremlin au centre de la ville, puis l’architecture stalinienne autour. C’est très impressionnant. Je dirais même que ça m’avait un peu fait peur. En plus en hiver. Vous connaissez ça au Canada, évidemment, mais la neige, le gel et tout ça prennent une allure plus sinistre à Moscou.

Malgré tout, j’ai eu envie de m’y plonger plus. 

Favoris des prix littéraires français de cet automne, <em>Le mage du Kremlin</em> est arrivé bon deuxième au Goncourt après avoir remporté le Grand prix du roman de l'Académie française.

Q Le personnage principal de votre ouvrage, Vadim Baranov, est basé en partie sur Vladislav Sourkov, un proche conseiller de Poutine. Pourquoi vous être inspiré de lui, un homme qui est toujours vivant par ailleurs?

[rires] Parce que c’est un personnage assez hors-norme dans le cercle des gens qui entourent Poutine, qui est un groupe assez gris fait d’anciens membres du service de renseignements, de militaires, d’hommes d’affaires. 

[Sourkov] détonne parce qu’il a fréquenté l’Académie d’art dramatique de Moscou. Il écrit des romans sous pseudonyme et d’autres histoires courtes qu’il publie. Il connaît très bien la culture occidentale et la culture pop. 

Il a pu faire un usage assez particulier de ses connaissances. Il donne l’impression de concevoir son travail politique de propagande comme une performance artistique. Ça, ça m’a semblé être assez romanesque. 

Après, j’en ai fait un tout autre personnage dans le livre. J’ai gardé plusieurs noms originaux dans le livre, mais j’ai changé le sien parce que mon Baranov n’est pas Sourkov. 

Q Le mage du Kremlin met beaucoup de l’avant cette notion de «théâtre politique». En tant que professeur universitaire et ancien conseiller politique, croyez-vous que c’est quelque chose qui est propre à la Russie ou à tout gouvernement?

R L’aspect narratif de toute communication politique est central en Russie, mais aussi un peu partout. Une histoire politique qui a du succès, c’est une histoire qui parvient à garder une certaine cohérence. C’est lorsque le leader arrive à garder le contrôle du récit qu’il propose aux électeurs. Quand il perd ce contrôle, en général, ça se passe mal. Ça fait partie de la communication politique. 

En Russie — et aussi ailleurs —, une des spécificités, c’est qu’il peut y avoir une distance beaucoup plus grande entre la réalité et le récit proposé.

Il y a beaucoup plus de marge pour construire de toute pièce des dramaturgies politiques, pour mettre en scène un théâtre d’ombre et de personnages de tout type.  

Ça ne date pas d’aujourd’hui. C’était vrai pour l’Union soviétique et même avant. […] C’était donc intéressant pour moi de raconter cette histoire-là.

Je pars de la conviction que les pulsions des hommes de pouvoir se ressemblent assez un peu partout dans le monde. Ce qui change, ce sont les limites. Et comme en Russie, il y a peu de limites, j’avais envie de raconter cette réalité. Parce que je voulais faire un roman sur le pouvoir. […]

Dans sa première œuvre de fiction, l'écrivain Giuliano Da Empoli met en scène un ancien conseiller de Poutine qui raconte la façon dont le Tsar a assis son pouvoir.

Q Vous avez travaillé plusieurs mois sur le pouvoir russe. Avez-vous été surpris par le déclenchement de la guerre en Ukraine?

Oui et non. Je ne m’attendais pas que, le 24 février, Poutine déclenche ce type d’offensive à la recherche du contrôle total de l’Ukraine. 

Ce qui rejoint toutefois la structure de mon livre, c’est lorsque Baranov assiste et participe au parcours de Poutine. Un chemin qui débute avec un moment de très grande violence : les attentats de Moscou, en 1999, les tours qui s’écroulent, la guerre en Tchétchénie, etc. […] 

Mon personnage fait l’expérience de cette violence et doit admettre que cette logique est constitutive du pouvoir de Poutine. Aujourd’hui, au fond, [avec la guerre en Ukraine], on vit avec le paroxysme de ça. C’est plutôt cohérent avec l’analyse et l’histoire que raconte mon livre. Ce qui ne veut pas dire que j’avais prévu cette invasion.

Q Vous avez écrit plusieurs essais sur différents sujets politiques ou sociaux. Pourquoi faire du Mage du Kremlin votre première œuvre de fiction?

J’avais envie d’aller plus loin. Quand vous écrivez des essais et que vous racontez une réalité comme celle du pouvoir au Kremlin, il y a une limite à laquelle vous devez vous arrêter. Vous êtes dans le factuel. Si vous êtes un essayiste moindrement sérieux, vous n’écrivez que ce que vous pouvez raisonnablement prouver, démontrer, etc. 

Je n’ai rien inventé, mais j’ai pas mal imaginé sur la base de ce que je savais et de mon expérience de conseiller politique. 

[…] Il y a, je pense, au cœur de tout pouvoir une dimension fortement irrationnelle. Pour rendre ça, je crois que l’instrument du roman est beaucoup plus adapté qu’un essai qui aurait plus de mal à appréhender le volet passionnel de certaines situations.


Giuliano Da Empoli sera de passage au Salon du livre de Montréal pour réaliser un grand entretien animé par Pénélope McQuade ainsi que quelques séances de dédicace les 25, 26 et 27 novembre. 

Le mage du Kremlin est offert en librairie.