Chronique|

Essayer une autre paire de jambes

On ne réalise pas l’importance de nos articulations avant de les avoir perdus.

CHRONIQUE / L’affaire n’est pas commune ni banale. En effet, ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir changer ses jambes comme on troque une paire de souliers contre une autre. Pour qu’un essai soit possible, ça prend une personne amputée bien sûr, mais ça exige aussi l’expertise d’un prothésiste, d’un physiothérapeute et idéalement, celle d’un technicien issu du fabricant de la prothèse. Mais malgré le bon vouloir de tous les protagonistes, l’affaire n’est pas nécessairement ketchup!


Depuis dix ans, je marche et je me débrouille assez bien avec mes prothèses de jambes. À l’âge de 34 ans, le choc septique causé par la bactérie mangeuse de chair a eu pour conséquence de nécroser les extrémités de mes quatre membres. Amputée aux deux bras et aux deux jambes, j’ai conservé mes coudes, mais les médecins n’ont malheureusement pas pu sauver mes genoux.

On ne réalise pas l’importance de nos articulations avant de les avoir perdus.

J’ai donc réappris à marcher avec des prothèses tronquées pour commencer. Cette prothèse n’a aucune articulation à gérer, ce n’est qu’une emboîture avec une tige qui aboutit rapidement sur une plaque de métal rectangulaire en guise de pied. Quand on est double fémorale comme moi, c’est une bonne façon de s’habituer à marcher sur des échasses, mais à seulement 4 pieds de haut… Par contre, ce n’est pas très pratique pour aller chercher quoi que ce soit dans une armoire!

Quelques mois plus tard, j’ai encore réappris à marcher avec cette fois-ci des genoux artificiels. C’est avec la prothèse «C-Leg» de la compagnie Ottobock que j’y suis arrivée. La prothèse comporte un microprocesseur qui accompagne l’utilisateur en octroyant une résistance plus ou moins grande selon les mouvements effectués. Si je mets le pied sur un obstacle, le genou électronique comprend qu’il y a un risque de chute et bloque l’articulation pour l’éviter. À l’inverse, si je veux m’asseoir, la prothèse le détecte et n’applique aucune force au piston pour me laisser plier mes jambes.

Malgré que mes prothèses «C-Leg» n’ont jamais brisé en dix années, une récente politique de prothèses en fin de vie me force à les changer. En effet, après huit ans de loyaux services, la compagnie ne les répare plus. Cette façon de faire est malheureusement généralisée d’un fabricant à l’autre. Ça ne me semble pas très écologique ni économique pour les agents payeurs… mais d’un autre côté, ça permet aux amputés de suivre la technologie.

Me voilà donc à la croisée des chemins. Est-ce que je change carrément de prothèse ou je reste avec la même, mais qui a aussi évolué avec les années?

Curieuse et pleine d’espoir d’améliorer mon endurance, j’ai choisi d’essayer de nouvelles jambes avant de prendre une décision. Les prothèses «Power Knee» de la compagnie Össur sont les seules à être motorisées tout en utilisant un microprocesseur. Elles promettent de m’aider à monter et descendre une ou deux marches et de me faire économiser de l’énergie à long terme. C’est très attrayant!

Puisque la façon de bouger pour avancer est différente, j’ai dû bloquer deux journées au calendrier pour m’exercer à l’IRDPQ (Institut de réadaptation en déficience physique de Québec). Afin de bien m’y préparer, la physiothérapeute m’a montré un exercice à ajouter à ma routine matinale quelques semaines auparavant.

Jour J. C’est la première fois que j’ai la chance d’essayer d’autres prothèses de jambe que les miennes. Je suis fébrile, mais à l’instar de tout changement, j’appréhende un peu la suite des événements. J’espère être en mesure de trouver une aisance rapidement.

Après une heure et demie de route, nous arrivons au centre de réadaptation. Une petite équipe m’attend. Plusieurs curieux et curieuses s’attroupent dans la salle où j’enfile les nouvelles prothèses. L’ambiance est festive. Les «Power Knee» de la troisième génération sont plutôt récentes et je suis la première double fémorale, quadruple amputée de surcroît, à les tester à cet institut.

Ma volonté est gonflée à bloc.

La technique pour passer de la position assise à celle debout est complètement différente de ce que j’ai l’habitude de faire avec mes «C-Leg». Je dois dorénavant mettre du poids sur mes pieds tout en déportant mon corps vers l’avant jusqu’à ce que le moteur des genoux bioniques s’active pour me lever. La manœuvre est très difficile, mais avec un peu d’aide, je suis finalement debout.

Des pieds dynamiques ont été installés afin de m’offrir une meilleure expérience. Mais pour moi qui suis habituée à des pieds très stables, le vacillement, qui pour certain recréé la sensation d’une vraie cheville, me donne du fil à retordre. Je peine à rester debout! Je n’ai même pas commencé à marcher que je suis déjà brûlée!

Tout compte fait, essayer une autre paire de jambes n’est pas aussi simple que changer de chaussures!

Mes pieds usuels remis en place, je trouve rapidement mon équilibre. Premier constat positif: je sens mes prothèses très sécuritaires. L’articulation se bloque automatiquement. Pour retrouver la flexibilité et marcher, je dois balancer mes hanches d’en avant en arrière. Mais depuis dix ans, je bouge mes hanches de gauche à droite pour avancer et bien que tous ces mouvements sont subtils pour celui qui observe, c’est vraiment très ardu pour moi de tout réapprendre.

Je marche, lentement, mais sûrement. Deuxième point positif: ma position est plus naturelle, je marche le dos droit sans la courbure lombaire qui caractérise les doubles fémoraux. Mais j’ai encore de la difficulté à utiliser complètement et correctement la puissance des genoux bioniques.

Pour bien capter la bonne façon de me déplacer, on m’installe dans un harnais suspendu au plafond. Un rail me permet de marcher sur toute la longueur du gymnase sans aucun souci de tomber. L’installation me donne tellement envie de courir! Mais bon, ce n’est pas l’objectif du jour et les prothèses ne sont pas conçues pour la course.

Toujours incapable de me lever et m’asseoir sans effort, je découvre avec grand bonheur qu’il est beaucoup plus facile de monter les pentes et de les redescendre en toute sécurité. J’arrive même à marcher sans soucis sur un chemin de pierres concassées! Troisième constat positif: les «Power Knee» sont parfaites pour faire du «off-road»!

Après deux journées bien remplies, je repars avec les nouvelles jambes pour les utiliser dans mon quotidien. Le test ultime.

Les prothèses sont plus lourdes de près de 5 livres (2,3 kg) pour les deux. Moi qui porte deux «C-Leg» de 17 lbs (7,7 kg), les 21,8 lbs (9,9 kg) des «Power Knee» est tout un inconvénient. À la marche, le poids est soutenu par la puissance des moteurs, mais quand je suis assise, je sens les prothèses peser sur le bout de mes moignons. Les manipuler pour les mettre et les enlever est également plus difficile. Pour me lever, je dois me pousser avec mes prothèses de mains en m’appuyant sur les bras de mon fauteuil… mais dans mon quotidien, je ne porte pas toujours mes mains! Ma démarche est robotique, un peu trop lente à mon goût.

J’ai l’impression de devoir faire beaucoup d’efforts pour m’adapter à la prothèse alors que j’aurais cru que ce serait elle qui allait s’adapter à moi! Mais l’intelligence artificielle est à ses balbutiements dans le monde des prothèses.

Après une semaine à cumuler les courbatures et les ecchymoses, je n’ai toujours pas réussi à me lever, m’asseoir et marcher avec aisance. Je finirai probablement par y arriver, mais au prix de combien de temps et d’effort?

Malgré tout, je suis très heureuse d’avoir pu les essayer. Les représentants et le technicien d’Össur étaient très sympathiques et compétents. J’en suis venue à la conclusion que les prothèses «Power Knee», bien qu’elles soient fantastiques et puissantes, ne sont juste pas faites pour moi. La dizaine d’années à utiliser une autre technologie semble avoir pris tout l’espace disponible dans mon cerveau. Je crois que si c’était les premières prothèses que j’avais eues, je les aurais encore et j’aurais souhaité les changer pour le même modèle, mais dans sa version d’aujourd’hui.

Alors bientôt, j’essaierai encore de nouvelles jambes… mais cette fois-ci, je resterai avec la même compagnie que mes prothèses actuelles.

À suivre!

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Fait intéressant: la technologie du «Power Knee» a été développée au Québec, à Saint-Augustin-de-Desmaures plus précisément, avant d’être vendue à Össur, une entreprise de Reykjavik en Islande. Avis aux petits génies d’ici: un jour, ce sera peut-être votre savoir-faire qui fera marcher des amputés à travers le monde!

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Artiste peintre, conférencière, auteure… et quadruple amputée, Marie-Sol St-Onge partage sa façon de voir les choses qui l’entourent. Un angle de vue différent, mais toujours teinté d’humour et de positivisme.