Comment survivre à l'étiquette de délinquant sexuel?

Les individus reconnus coupables d'infractions sexuelles ne sont pas préparés à réintégrer la société, selon une étude


Ce contenu est produit par l'Université Laval.

Au Québec, 3% des délinquants sexuels récidivent, selon les résultats d'une récente étude. Mais plus du tiers reviennent dans le système judiciaire pour d'autres formes de crimes. La raison? «L'accent est mis sur l'évaluation psychosexuelle de ces gens-là, alors que leurs défis, leurs difficultés sont beaucoup plus larges. On est tellement préoccupés à prévenir la récidive sexuelle, qu'on oublie de prévenir le reste», plaide Patrick Lussier, professeur à l'École de travail social et de criminologie à l'origine de cette recherche.

Depuis 20 ans, il s'intéresse aux trajectoires criminelles de ces individus et à leur réinsertion sociale. Pour alimenter l'étude qu'il vient de publier dans le numéro de septembre-octobre du Journal of Criminal Justice, il s'est penché sur un échantillon de 13 240 contrevenants en probation ou purgeant des peines de courte durée dans un établissement provincial. Sur le lot, 1084 avaient été condamnés pour infraction sexuelle. 

L'analyse des données suggère une aggravation de la situation chez certains individus qui ont du mal à retrouver leur place de citoyen, avec pour résultat de nombreux retours dans l'appareil judiciaire pour des infractions non sexuelles. Un phénomène de portes tournantes (cycle d'arrestations et de réincarcérations) que le professeur Lussier attribue à l'étiquette de délinquant sexuel qui leur colle à la peau et les stigmatise.

Sous-groupe distinct?

«On tient pour acquis que les délinquants sexuels représentent un sous-groupe bien distinct, qu'ils sont différents des autres contrevenants. Mais dans les faits, ce n'est pas du tout ça», avance celui qui a travaillé en milieu clinique pendant cinq ans avant d'enseigner. Quand il rencontrait ces individus, quand il les écoutait parler de leurs crimes, de leur motivation, il ne voyait pas beaucoup de différences avec ceux qui ont commis un cambriolage ou de la violence conjugale. «Il y a des causes communes au passage à l'acte.»

Chez certains contrevenants avec antécédents en matière de délit sexuel, il semble se développer ce que le chercheur appelle du «polymorphisme criminel», soit une criminalité qui prend différentes formes à travers le temps (vols, voies de fait, etc.).

Or, depuis 80 ans au Canada, dit-il, les institutions concentrent tous leurs efforts pour prévenir la délinquance sexuelle et les facteurs qui en sont responsables. Toute la prise en charge par les intervenants, de l'évaluation au traitement, va dans ce sens. 

Cette tactique touche la cible, d'après le faible de taux de récidive sexuelle, mais elle met de côté des difficultés qui nuisent à la réinsertion sociale de ces gens-là, estime le professeur Lussier. «Bon nombre de délinquants sexuels ont des carences en ce qui concerne leur capacité à vivre sainement en société.» 

Ils éprouvent des difficultés à maintenir des liens familiaux, à trouver un emploi ou un logis, à avoir un revenu stable et adéquat, à entretenir des relations avec un voisin ou un collègue, à rester sobre, énumère le chercheur. Il arrive que certains programmes de soutien dans la communauté les refusent, parfois parce qu'il y a des femmes, parfois parce que l'emplacement est près d'une école ou d'un parc, ce qui pourrait contrevenir à leurs conditions de probation ou de libération.

Pris dans l'engrenage

Si tous les délinquants sexuels ne vivent pas le phénomène des portes tournantes, certains sont plus à risque. Comme les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de consommation abusive. «Un des éléments qui ressort de notre étude, c'est le problème de toxicomanie. Ce n'est pas ce qui nous vient en tête quand on pense aux délinquants sexuels, mais ça semble être un facteur qui fait en sorte que ces gens-là reviennent dans le système pénal.»

Les jeunes adultes qui ont un antécédent judiciaire en matière de crime sexuel et qui ont déjà été incarcérés dans un établissement fédéral, donc pour un délit plus grave, sont aussi plus à risque de développer d'autres formes de comportements criminels et d'être pris dans cet engrenage. S'ils reviennent dans le système pour un délit mineur autre que sexuel, ils risquent d'être encore considérés et étiquetés comme délinquants sexuels et de vivre de la marginalisation. «C'est comme s'il y avait des effets à long terme. On parle d'une panoplie de difficultés qui s'accumulent avec les années», soulève le professeur Lussier.

En faire plus

Selon lui, beaucoup de besoins en matière d'intervention ne sont pas comblés dans les établissements fédéraux, qui ne misent que sur la prévention de la récidive sexuelle avec cette clientèle. «Il faut faire attention de ne pas trop surspécialiser l'évaluation et le traitement des personnes contrevenantes, et en particulier des délinquants sexuels», prône le professeur. L'idée n'est pas de laisser tomber ce qui est mis en place, mais «d'accepter d'en faire plus».  Et par là, il entend regarder la personne dans son ensemble et prendre en considération tous les facteurs qui favorisent la criminalité… et pas seulement les crimes à caractère sexuel.

Il est important de travailler en amont, dit-il en parlant du milieu carcéral fédéral, car les détenus y restent quelques années. En cas de récidive et de peine moindre dans un établissement provincial, «on n'a pas les ressources ni le temps pour intervenir avec des clientèles ayant des besoins complexes».

Registres de délinquants

Au Canada, les registres de délinquants sexuels ne sont pas publics et servent essentiellement au travail des enquêteurs. Alors qu'une partie de la population souhaite y avoir accès, Patrick Lussier salue plutôt la décision de la Cour suprême du Canada, le 28 octobre dernier, d'en restreindre l'utilisation. La Cour a conclu que l'inscription obligatoire de tous les délinquants sexuels qui cumulent plus d'une condamnation, quel que soit leur risque de récidive, a «une portée excessive». Et que le maintien des délinquants dans le registre pour le reste de leur vie viole la Constitution canadienne. 

Selon le professeur, il ne faut pas voir les registres comme une solution. «C'est davantage un problème qui coûte très cher aux Américains», dit-il en ajoutant que des études évaluatives ne démontrent aucun effet préventif. 

Il explique qu'aux États-Unis, contre l'avis des experts, on retrouve des registres publics, et en quelques clics sur Google, les citoyens peuvent aisément localiser tous les délinquants sexuels d'un quartier, avec leur nom, leur lieu de résidence, parfois même leur lieu de travail, une photo, la description des délits antérieurs… «Il y a des pères incestueux dans le lot. On identifie indirectement des victimes, c'est très particulier ce qui se passe là-bas.»

Résultat, ces gens finissent par se retrouver dans une sorte de ghetto, dans les pires secteurs de la ville, poursuit Patrick Lussier. Une situation qui a amené les chercheurs américains à se questionner sur la marginalisation et la stigmatisation de ces individus.

Investiguer à la source

Si nous n'en sommes pas là au Canada, le professeur soulève chez nous le manque d'études sur l'expérience des contrevenants qui ont des antécédents en matière de crimes sexuels. «Pour maximiser les possibilités de réinsertion sociale de ces gens, il faut aller investiguer leurs perceptions, leurs difficultés et leurs défis une fois qu'ils sont sortis du système pénal et qu'ils retournent dans la collectivité.» Au-delà de l'analyse de chiffres, il faudra faire des entrevues, croit-il, tout en soulevant les défis éthiques et logistiques de telles démarches.

Pour la présente étude, le professeur Lussier souligne l'importante collaboration du coauteur Julien Fréchette, doctorant et auxiliaire de recherche à la Faculté des sciences sociales.