Chronique|

Les temps de l’Inde

CHRONIQUE / Chaque matin, je la retrouve, accrochée au grillage de la porte d’entrée de mon appartement de Bombay : l’édition du jour du Times of India, fenêtre, minuscule fenêtre, du style le plus classique et institutionnel qui soit, sur l’incommensurable réalité d’une ville, d’un État, d’un sous-continent.


Je libère le journal des griffes de la porte, en retire le Bombay Times – ramassis de publireportages, de photos et autres potins sur les vedettes de Bollywood –, puis les pages saumon de l’Economic Times – que je lis rarement même si je le devrais puisque l’argent mène le monde –, pour n’emporter avec moi au café que le cahier principal. 

Prenons l’édition de vendredi dernier, par exemple. Le pays sortait alors tranquillement des vacances de Diwali, la Fête des lumières, l’une des célébrations les plus importantes du calendrier hindou. Les fumées des pétards et des feux d’artifice que les festivaliers avaient fait exploser plusieurs soirs d’affilée viciaient encore l’air ambiant. La veille, le Times avait pris un rare congé de publication. Il en avait donc pour 48 heures de nouvelles à raconter. 

Deux frustrantes fausses unes publicitaires séparaient ce jour-là les lecteurs et les lectrices du contenu éditorial du journal, comme c’est souvent le cas avec le Times. Les deux contenaient un portrait du premier ministre Narendra Modi. L’entreprise métallurgique s’étant payée la première voulait visiblement flatter le politicien le plus puissant du pays dans le sens du poil, en lui attribuant une partie de ses succès commerciaux. Dans la seconde, le gouvernement de l’État du Karnataka, dirigé par le Bharatiya Janata Party (BJP) de Modi, avait aussi cru bon d’inclure une photo de son leader national, un brin plus grande que celle du ministre en chef de l’État, question de bien mettre en évidence l’ordre hiérarchique dans la formation politique. 

La vraie première page d’information consacrait quant à elle son titre principal aux discussions entre Modi et le tout nouveau premier ministre britannique Rishi Sunak – qui a de lointaines origines indiennes, mais est surtout marié à une citoyenne indienne, dont le père, accessoirement, possède la cinquième fortune du pays. Lors d’une discussion téléphonique la veille, les deux hommes s’étaient entendus sur la nécessité d’accélérer les pourparlers autour d’un accord de libre-échange entre leurs pays.

Il s’agissait là d’une information importante, qui méritait certainement la manchette. Si elle venait à être signée, une telle entente aurait forcément des conséquences positives et/ou négatives sur des millions de vies. Or, comme c’est souvent le cas, la valeur des déclarations rapportées ne tenait pas autant à leur impact tangible sur la réalité qu’à l’importance des gens qui les faisaient... et à l’habitude des médias de rapporter leurs moindres paroles. 

Faits divers

En lisant le Times of India chaque jour, mon attention finit ainsi immanquablement par s’éloigner des grands titres pour se diriger vers les plus petites nouvelles, en particulier celles que l’on qualifie de « faits divers ». Ce sont les récits de ces rencontres individuelles avec le destin qui nous ramènent le mieux, à mon sens, sur le plancher des vaches, souvent brutalement. Qu’ils soient tout à fait anecdotiques ou représentatifs de phénomènes plus larges, ces faits divers savent mettre des visages sur une foule, des sentiments sur des statistiques, nous permettant de voir des situations concrètes derrière des adjectifs comme « systémique », « exceptionnel » ou « circonstanciel », ou des noms communs comme « hasard », « crime » ou « erreur ».  

À ce titre, l’édition de vendredi était particulièrement riche.

« Trois membres d’une même famille, dont deux enfants, et un voisin sont morts après avoir bu leur thé matinal, l’un des enfants ayant ajouté par erreur dans la casserole un pesticide qu’il avait confondu avec du thé en poudre. »

« Un léopard mâle de 3 ans, suspecté d’avoir mené les attaques récentes dans l’Aarey Colony, est entré tôt mercredi matin dans la cage installée par le Département des forêts pour le piéger. […] Tôt lundi matin, une fillette de 16 mois avait été attaquée et emportée par un léopard à l’unité #15. Bien que les résidants aient réussi à empêcher qu’elle ne se transforme en repas pour le félin, l’enfant est décédée en cours de traitement à l’hôpital Seven Hills des suites de blessures sérieuses infligées au cou. » 

« Moins de 24 heures après qu’un bébé de 71 jours ait été kidnappé sur un trottoir, la police municipale a procédé à l’arrestation d’un couple, de qui elle a sauvé l’enfant. Le bébé avait été enlevé près de l’École secondaire Saint-Xavier dans [le quartier de] Fort mardi soir pendant que ses parents, résidants du trottoir, dormaient. La police croit que le couple avait kidnappé la petite fille dans l’intention de la vendre. »

« Treize jours après la mort d’une fillette de 12 ans, sa famille, venue procéder à un rituel funéraire au cimetière de Chengalpet mercredi matin, a constaté que le site [où se trouvait son corps] avait été creusé et que sa tête était manquante. [La famille] a déposé une plainte auprès du poste de police de Sithamur, suspectant que le vol pourrait être lié à un rituel de magie noire. […] Le sol près de la tombe était jonché de citrons et de curcuma. » 

« Une femme de 23 ans de Bulandshahr, inconsciente depuis six mois après de multiples chirurgies à la tête pour des blessures subies lors d’un accident de la route, a accouché d’un bébé en santé la semaine dernière au [centre hospitalier] AIIMS. […] Puisque la patiente ne peut allaiter son enfant, celui-ci est nourri au biberon. Le mari de la femme, un chauffeur, avait quitté son emploi pour s’occuper de sa femme enceinte. “Je ne sais pas quoi faire maintenant, ni ce que la vie nous réserve. Tout est au point mort”, a-t-il déclaré. » 

« La mention d’une attaque à l’acide évoque invariablement l’image d’une fille ou d’une femme victime d’une âme tordue ou d’un amoureux rejeté. Mais dans un renversement des rôles, la police de Sonipat, [dans l’État de l’] Haryana, a arrêté une femme jeudi qui aurait présumément jeté de l’acide sur un homme de 23 ans qui aurait décliné sa proposition de mariage. » 

« Un producteur de cinéma a été accusé récemment d’avoir tenté d’écraser sa femme avec sa voiture dans le stationnement de leur édifice d’Andheri [West]. […] Selon la police, après qu’elle l’eut surpris avec une mannequin dans sa voiture le 18 octobre, Mishra, le producteur du film hindiphone Dehati Disco, s’est enfui. » 

« La police de Mumbra a retrouvé le corps d’un homme, la gorge tranchée, dans un buisson du secteur d’Ambedkar Nagar. Le défunt a été identifié comme étant Faijan Memon, un conducteur d’auto rickshaw. […] “Le suspect en fuite dans cette affaire aurait accusé la victime de lui avoir volé son téléphone cellulaire […]”, a expliqué un agent du poste de police de Mumbra. »

Chacune de ses histoires pourrait légitimement faire l’objet d’un livre, d’un film, d’une série télé ou du moins d’un long article journalistique fouillé. Pour des raisons évidentes, une proportion infinitésimale seulement des drames qui ont lieu chaque jour en Inde et ailleurs dans le monde aura droit à un tel traitement.

Lire quotidiennement ces fragments de destin dans le Times of India me donne inévitablement le vertige. Comment tous ces événements sur lesquels je n’ai aucune emprise peuvent-ils se dérouler pratiquement dans le même espace-temps que celui que j’habite, sans m’affecter le moins du monde ? 

Et en même temps, je le sais trop bien : personne, y compris moi, n’est à l’abri de se transformer en fait divers.

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Journaliste indépendant et écrivain, Frédérick Lavoie a réalisé des reportages dans plus d’une trentaine de pays. Il a publié quatre livres, dont les récits Ukraine à fragmentation et Avant l’après: Voyages à Cuba avec George Orwell, récipiendaire d’un Prix littéraire du Gouverneur général en 2018. Originaire de Chicoutimi, il partage son temps entre l’Inde, le Québec et ailleurs.