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Croire au Qatar pour mieux le changer

S’il est de nature optimiste, Samir Ghrib a plusieurs inquiétudes, notamment celle des infrastructures qatariennes, construites à coups de dizaines de milliards de dollars, des stades, parfois démontables, que ne fréquentent même pas les Qataris.

CHRONIQUE / «Qu’on est bien au Québec, à Québec et au Canada!»


C’est la première chose que m’a dite Samir Ghrib, référence de soccer dans la capitale, lorsque je lui ai lâché un coup de fil mercredi matin.

L’entraîneur-chef du club de soccer masculin du Rouge et Or de l’Université Laval et directeur sportif du Royal-Sélect de Beauport faisait évidemment allusion à la mésaventure de ce paramédic québécois au Qatar racontée dans Le Soleil plus tôt cette semaine.

Un reportage qui, si je me fie à l’abondant courrier reçu depuis sa publication, vous a touchés, fâchés et émus à la fois.

Comme Tunisien d’origine et diplômé de science politique, les enjeux sociaux et géopolitiques de l'article ont fait vibrer quelques cordes sensibles de Samir, parmi les plus passionnés de ballon rond de mon réseau de contacts. 

Le ton posé, avec toute l’intelligence et la sensibilité qu’on lui connaît, Samir Ghrib a orienté la discussion vers quelques points précis. 

En premier lieu, il a voulu parler de l’attribution de la prochaine Coupe du monde par la FIFA au Qatar, décision qui remonte à 2010. 

«Ce qui est fait est fait, la Coupe du monde a été attribuée et il est trop tard pour revenir en arrière, m’a lancé Samir. Je dénonce, je déplore vivement les pertes de vies humaines, mais si j’y vais de façon pragmatique, je crois que le sport, c’est peut-être le moyen le plus rapide pour changer les mentalités.»



Samir Ghrib, entraîneur-chef du club masculin de soccer du Rouge et Or.

En somme, maintenant que le mal est fait, il faut trouver une façon de faire le bien.

C’est la suite qui importe à ses yeux. «Le moment où le Qatar organise la Coupe du monde, les regards sont sur lui, rappelle celui qui est débarqué au Québec en 1984. C’est un pays qui s’ouvre sur le monde et quand tu t’ouvres sur l’extérieur, tu deviens influençable. C’est toujours positif par la suite et ça peut rapprocher les peuples.»

Améliorer le Qatar

Comme les Qataris ont fait le choix de se retrouver sous les réflecteurs, on doit espérer que cette Coupe du monde 2022 améliore le Qatar de l’intérieur.

Le sport a toujours eu un rôle important à jouer. Après tout, me fait remarquer Samir, il y a plus de pays membres à la FIFA, la Fédération internationale de football association, avec 211 adhérents, qu’à l’Organisation des Nations unies (ONU) où il y a 197 nations représentées.

«Je reconnais que le sport puisse être manipulé à des fins politiques, il n’y a aucun doute là-dessus, mais le sport ou l’exposition d’un pays lors d’un événement sportif comme celui-là peut être extrêmement positif.»

Patience et pragmatisme

S’il ne fait aucun compromis sur les valeurs d’égalité et de solidarité qui font du Québec et du Canada des chefs de file en matière de respect des droits humains, Samir Ghrib invite à la «patience et au pragmatisme» dans le cas présent. Il rappelle les pièges d’un «faux procès» fait au pays hôte du Mondial de cette année.

«Dans beaucoup de pays arabes, l’homosexualité est punie de mort. C’est n’importe quoi, nous sommes en 2022, mais on ne pourra pas changer les mentalités en peu de temps, ce n’est pas vrai. Même dans les pays occidentaux, ç’a pris du temps avec l’avortement et la reconnaissance des droits de la communauté LGBTQ+. Je pense qu’il faut être pragmatique avec ces questions-là et ne pas demander à une société de changer du tout au tout d’un coup comme ça.»

À l’ère de l’instantanéité des réseaux sociaux, Samir croit que la sortie de l’équipe australienne, qui vient tout juste de dénoncer la violation des droits humains au Qatar dans une vidéo, sera «imitée» dans les prochaines semaines.

Les coups d’éclat, prévient le passionné de soccer, pourraient aussi dépasser le cas précis du pays hôte. «Je pense que toutes les équipes [nationales] vont prendre position et on va se servir du sport pour envoyer des messages, pas juste au Qatar, mais à toute la planète. Tout le monde [tous les pays] a des histoires d’horreur!»

Le bâtisseur du soccer à Québec refuse «l’indignation à deux vitesses» de certains, citant l’exemple de cas bien documentés de ventes d’armes de grandes démocraties aux «pays infréquentables» du globe.

«On a tous été surpris [quand le Qatar a obtenu la Coupe du monde 2022], mais il faut rappeler que la Chine a organisé les Jeux olympiques [de 2008 et de 2022], que la Russie a organisé la Coupe du monde [de 2018]. Il ne faut pas que ça devienne un deux poids deux mesures.»

Des inquiétudes

S’il est de nature optimiste, Ghrib a plusieurs inquiétudes, notamment en ce qui concerne les infrastructures qatariennes, construites à coups de dizaines de milliards de dollars sur le dos des travailleurs migrants. Les stades, parfois démontables, ne sont même pas fréquentés par les Qataris.

J’aimerais croire, comme Samir, que le sport sera encore vecteur de rapprochements entre les peuples cette année, après tout il y en a des dizaines d’exemples dans l’histoire de l'humanité. On peut penser au poing levé lors du «Black Power» des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos aux Jeux de 1968.

Aux yeux de bien des gens, toutefois, le premier pays arabe à recevoir la Coupe du monde est tellement loin de nous d’un point de vue culturel, social et religieux que les différents sont irréconciliables. 

Samir Ghrib y voit plutôt «une chance d’introduire des valeurs plus universelles». 

S’il est de nature optimiste, Samir Ghrib a plusieurs inquiétudes, notamment celle des infrastructures qatariennes, construites à coups de dizaines de milliards de dollars, des stades, parfois démontables, que ne fréquentent même pas les Qataris.

Difficile de parler du Qatar, un tout petit émirat islamiste conservateur qui se sert du sport pour faire de la politique internationale, sans apporter beaucoup de nuances, ce que fait admirablement bien Samir Ghrib. 

Mon entraîneur de soccer préféré est rangé dans le camp des optimistes, ceux qui croient que la prochaine Coupe du monde pourrait suffir à faire tomber «des barrières sociales», des batailles menées de front pendant plusieurs décennies ici, chez nous, au Québec.

Une première étape

Le débat international grandissant pourrait durer longtemps. Les tentacules du Qatar sont étendues dans toutes les régions de la planète et ses ambitions sont grandes.

Beaucoup plus grandes que le Paris Saint-Germain (PSG), prestigieux club de soccer français que possède la Oryx Qatar Sports Investments (Oryx QSi) depuis 2011.

Riche à craquer, le petit pays pétrolier recevra les Jeux asiatiques de 2030 et rêve aux Jeux olympiques de 2036. La Coupe du monde 2022 servira de répétition générale pour le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani.

Espérons simplement que Samir Ghrib ait raison et que la prochaine Coupe du monde puisse vraiment «améliorer» le Qatar.

Sinon, elle aura au moins servi à nous rappeler qu’on est bien au Québec et au Canada!