SANTÉ MENTALE | «On s’en va dans le mur»

Le fils de Mareva Lafrenière, Miguel, a fait une première tentative de suicide en 2021. Il a lancé un appel à l’aide et a été transporté à l’urgence d’un hôpital de Québec. Quelques heures et des points de suture plus tard, il a reçu son congé et une carte d'affaires d'un centre de prévention du suicide. Aucun plan de suivi n’a été mis en place. Dix mois plus tard, le jeune homme souffrant de bipolarité et schizophrénie est passé à l’acte. De la même façon qu’à sa première tentative.


Malheureusement, il ne s'agit pas d'un cas isolé. Quatre ans plus tôt, à 400 km de là, Sylvain Beaumier a lui aussi tenté pendant des mois d'obtenir de l'aide professionnelle pour son fils, Louis-Philippe, en pleine crise. En 2018, le père de la région de l’Outaouais est allé jusqu'à simuler une détresse au 811, afin d'obtenir des raccourcis et des contacts pour son garçon. Louis-Philippe est malheureusement passé à l’acte, quelques mois plus tard.

Deux décès de jeunes hommes au coeur de la vingtaine qui auraient pu être évités, clament les deux parents, pour qui le système de santé a failli à son devoir.

Sylvain Beaumier pose ici en compagnie de son fils, Louis-Philippe. Ce dernier est décédé en 2018, dans la région de Gatineau, avant d’atteindre ses 30 ans.

«J'ai tenu en haleine le 811 pendant trois jours, lorsque j'ai simulé des intentions suicidaires. Je voulais savoir c'était quoi les services, parce que je voulais des contacts pour mon fils. Mais ça a pris deux semaines avant que je reçoive un coup de fil», déplore M. Beaumier, résidant de Ripon.

«Tout ce que je voulais, c'est qu'un professionnel cogne à sa porte, ajoute-t-il. Mais ce service n'existe pas. Il a reçu des messages sur son répondeur. Évidemment, avec son état de santé, il ne donnait pas de retour.»



Miguel s'est enlevé la vie à l’âge de 25 ans à Québec. Sa mère, Mareva, espère qu’en racontant son histoire, ça permettra de sauver des vies.

Ce qui a le plus choqué Mareva Lafrenière, c’est de savoir que son fils a été renvoyé à la maison après une tentative de suicide, et ce sans suivi.

«En pleine nuit, il a appelé le 911 après sa tentative. Mais ils ne l'ont même pas gardé 24 heures et ils n'ont avisé personne de la famille. Il a pourtant un dossier, il souffre de maladie mentale (bipolarité et schizophrénie affective). Selon le coroner, les employés ont fait leur travail. Ils estimaient que le niveau de risque n’était pas assez élevé. Il s'est suicidé dix mois plus tard, en s'infligeant les mêmes blessures que dix mois plus tôt», confie Mme Lafrenière.

Sylvain Beaumier a vécu une situation similaire, lorsque son fils a fait un court séjour à l’hôpital. «Ils devaient le laisser partir, même si mon fils disait qu'il allait se suicider et comment il allait le faire. Il y a la règle du quoi, comment et quand. Ils l'ont laissé partir parce qu'il ne disait pas quand.»

Depuis le début de l'année 2022, le Bureau du coroner du Québec a publié une vingtaine de rapports dont les recommandations visent le réseau public de santé, à la suite de suicides. Les Coops de l'information vous en présentent cinq.

Les intervenants en santé mentale du réseau public sont aux premières loges lorsque surviennent des drames humains.

«Il faut faire quelque chose, car on s’en va dans le mur», martèle la psychiatre Marie-Frédérique Allard, qui y travaille depuis 23 ans. Des ressources supplémentaires – financières et humaines – sont nécessaires, dit-elle, afin que des scénarios dramatiques soient évités.

«Il s’est promis beaucoup d’argent, rappelle la Dre Allard. Mais s’ils ne font qu’envoyer ça dans les hôpitaux, ça ne veut pas nécessairement dire que ça va s’en aller en santé mentale. Ça prend des budgets dédiés.»

Pour la psychiatre établie en Mauricie, qui siège au conseil d’administration de l’Association des médecins psychiatres du Québec, il est urgent d’ajouter des lits destinés aux patients aux prises avec des problèmes de santé mentale et des places d’hébergement dans les ressources intermédiaires. Les équipes de crise se rendant à domicile, l’hospitalisation de jour, ainsi que les suivis à intensité variable sont des pratiques qui ont fait leurs preuves, dit-elle, et qui devraient être déployées à plus grande échelle.

Mareva Lafrenière le reconnaît aussi: certains services ont porté fruit pour son fils, dont la clinique JAP, qui offre un programme lors de premiers épisodes psychotiques.  «Le programme inclut la famille, si le patient veut. Mais sa mission est d'accompagner le patient pendant trois ans, pas plus. Après, c'est fini. C'est à ce moment que tout a dégringolé. Mon fils n'a pas été capable de se réinvestir autant que pendant ce programme. Le système est fait comme ça.»



Manque de psys

Le réseau public québécois doit traiter avec une pénurie de psychiatres et de psychologues, alors que les départs vers la pratique privée sont nombreux. Selon des données obtenues par la Coalition des psychologues du réseau public québécois, en vertu d’une demande d’accès à l’information, ils étaient 1542 en décembre dernier, comparativement à 1626 un an plus tôt, une diminution de 5% en pleine pandémie.

Dans les établissements de santé de la province, un poste de psychiatre sur dix est présentement vacant, selon le ministère de la Santé et des Services sociaux. Le pire résultat revient à la Côte-Nord, où 60% des huit postes autorisés sont vacants. C'est difficile aussi au Saguenay-Lac-Saint-Jean, où 42% des 27 postes autorisés ne sont pas pourvus. Deux régions seulement n'ont aucun poste vacant en psychiatrie, soit l’Estrie et Lanaudière.

Pour les pédopsychiatres, c’est près du quart des postes qui attendent d’être comblés. En moyenne, on retrouve 11,5 pédopsychiatres par 100 000 jeunes dans les établissements de la province. Les régions de l'Outaouais, du Saguenay-Lac-Saint-Jean, de Lanaudière et de Laval sont très loin de cette moyenne.

Si rien n’est fait pour freiner l’exode des psychologues et des psychiatres du réseau public, des histoires de personnes en détresse n’ayant pas été prises en charge à temps continueront à défrayer les manchettes et à faire l’objet de rapports accablants des coroners, selon la présidente de la Coalition, Karine Gauthier.

«Le ministère met beaucoup l’accent sur la prévention. Oui, c’est important. Même chose pour les interventions de crise. C’est essentiel. Mais il faut aussi traiter les personnes qui souffrent. Et on néglige l’évaluation et le traitement», dit-elle, ce qui crée un phénomène de «portes tournantes».

Dans un rapport déposé en mars dernier à la suite d’un décès par suicide, la coroner Francine Danais pose un constat similaire.

«Ayant malheureusement eu à investiguer plusieurs suicides suivant des hospitalisations, j'ai pu constater dans la majorité des cas l'absence de plan thérapeutique», écrit-elle.

La coroner explique que «l’état ayant mené à l'hospitalisation a été traité, souvent par une médication, mais non la cause de l'état. La période d'hébergement devient en quelque [sorte] une ‘détention’ où seulement la crise est traitée, ce qui risque d'amener à un état de chronicité ou récurrence de situations de crise si le problème initial n'est pas adressé.»

Listes d’attente: pression sur les psychologues

Selon les plus récentes données du ministère de la Santé, datant le la mi-septembre, environ 20 800 personnes sont en attente pour des services de santé mentale au Québec, dont près du tiers sont des jeunes.

La proportion varie grandement d'une région à l'autre: les jeunes représentent plus de la moitié des demandes en attente sur la Côte-Nord et dans la Capitale-Nationale, pratiquement un sur deux dans la région de la Mauricie-Centre du Québec, mais elles représentent moins de 10% à Laval et dans Chaudière-Appalaches.

Pour les services de deuxième ligne, qui nécessitent une intervention plus spécialisée, c’est encore une fois près du tiers des quelque 10 700 demandes en attente qui sont pour des jeunes. Ceux-ci comptent pour 76% des demandes en attente sur la Côte-Nord, 72% en Outaouais et 57% pour la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine.

Dans un récent reportage de Radio-Canada, des psychologues du réseau public témoignant sous le couvert de l’anonymat déploraient faire l’objet de pressions de leurs supérieurs pour contacter des patients en attente et les informer qu’ils allaient les prendre en charge, mais seulement dans plusieurs mois. Pour la Coalition des psychologues du réseau public, cette pratique, constatée dans plusieurs régions du Québec, est déplorable. Son principal effet: diminuer artificiellement le nombre de personnes en attente.

Après la mort de son fils, Sylvain Beaumier a lui aussi eu besoin d’aide. Mais comme pour son garçon, il s'est heurté au manque d'accessibilité.

«Je n'étais pas capable de voir un psychologue avant un an, dit-il. J'ai dû encore faire des pressions pour obtenir de l'aide, mais cette fois, c'était pour moi. Il faut toujours en faire. J'aurais dû sortir dans les médias à ce moment-là, comme je le fais aujourd'hui, pour dénoncer la situation. Mais je n'étais pas prêt. Aujourd'hui, je le suis.»

«Si en parlant de nos histoires, ça peut aider à améliorer les services, c'est ce que je veux, ajoute Mareva Lafrenière. Ça ne sauvera pas mon fils, mais peut-être d'autres…»

Vous ou vos proches avez besoin d’aide? N’hésitez pas à appeler au 1-866-APPELLE (1-866-277-3553) ou à visiter le site Internet suicide.ca. La liste des ressources régionales en prévention du suicide est également disponible sur le site de l’Association québécoise de prévention du suicide. À Ottawa et dans l’Est ontarien, vous pouvez composer le 1-866-996-0991.