Émile Proulx-Cloutier, «remixeur d'archives»

Artiste engagé, Émile Proulx-Cloutier signe la mise en scène de <em>Grosse-Île, 1847</em>. Une production de La Bordée qui s'intéresse aux crises d'hier, d'aujourd'hui et de demain.

Règle générale, le nom d’Émile Proulx-Cloutier devrait suivre les termes «texte et mise en scène» sur l’affiche de la pièce de théâtre Grosse-Île, 1847. L’artiste l’affirme pourtant haut et fort : sur ce projet, il préfère le titre «remixeur d’archives». Les auteurs, ce sont les dizaines de personnes qui ont vécu et témoigné de la tragédie survenue sur la station de quarantaine.


Comme bien des gens, Émile Proulx-Cloutier a réellement découvert l’histoire de Grosse-Île en visitant l’endroit. Il y a une douzaine d’années de cela, le metteur en scène a été marqué par le site historique : il a eu «une forte impression sensorielle». La «beauté du lieu» contrastant avec «l’horreur des histoires» qu’il entendait.

«J’avais l’impression qu’on me racontait un récit de guerre même si ça déroulait durant une période de paix. Il y avait un niveau épique, l’ampleur d’un tableau de guerre. […]

«Si j’avais été peintre, j’aurais fait une fresque!» lance-t-il d’entrée de jeu, au bout du fil.

Quelque temps plus tard, en 2020, c’est évidemment la pandémie qui a happé l’acteur. Alors que ses projets étaient annulés à répétition, Émile Proulx-Cloutier est tombé par hasard sur des archives de Grosse-Île, sur des lettres qui ont pris un sens tout particulier. 

«Il y avait des phrases qui me frappaient. Sans doute à cause du contexte qu’on traversait durant le premier confinement. Il y avait une sorte de confusion médiatique, un brouillard sur ce qu’allait être demain. 

«On sentait que l’Histoire venait de changer.

«Lire les traces des gens de 1847, qui eux aussi étaient dans une situation trouble, avec des discours contradictoires, qui tentaient de voir clair, j’ai eu l’impression d’avoir un lien avec eux», souligne l’artiste qu’on peut voir actuellement dans la série télé Avant le crash, dans le rôle de François, le mari d’Évelyne (Karine Vanasse).

Il a trouvé, dans ces textes, un sens, quelque chose qui résonnait avec ce que lui — et toute la planète — était en train de vivre… à 175 ans d’écart. 

Véritable «coup de cœur» pour ces mots, il a souhaité les mettre de l’avant. Avec la pièce de théâtre Grosse-Île, 1847, il voulait ainsi «bâtir un chœur d’archives» et le présenter sur scène.

Maestro de l'archive, Émile Proulx-Cloutier s'est plongé dans des extraits de journaux intimes, de lettres et d'articles pour monter le scénario de <em>Grosse-Île, 1847.</em>

«Il y a des moments où tu sens une profonde distance entre les époques. C’est normal, la vie a changé. Mais tout à coup, au détour d’une phrase, d’une réflexion, d’un élan d’indignation, on dirait que ces mots ont été écrits avant hier», précise-t-il.

Pour lui, le parallèle était somme toute assez flagrant entre la pandémie de COVID-19 et ce que des milliers d’immigrants irlandais ont vécu. Si ces derniers ont traversé l’Atlantique avec l’espoir de trouver une vie meilleure ailleurs, ils ont cependant contracté une maladie inconnue à l’époque — le typhus —. Ils sont confinés sur la station de quarantaine, mais la plupart d’entre eux n’en reviendront malheureusement jamais vivants.

En 1847, c’est d’ailleurs l’hécatombe sur Grosse-Île alors que des milliers de personnes décèdent les unes après les autres.

«Je n’aime pas dire que l’histoire se répète mais parfois, quand il y a des échos d’une immense précision, c’est troublant. 

«[…] Comme le besoin de trouver un bouc émissaire; les diverses tensions qui n’ont pas rapport avec l’élément principal de la crise, mais qui révèlent ce qui fissure nos relations; notre façon de réagir à l’imprévu», énumère Émile Proulx-Cloutier qui s’est entouré de l’archiviste Maude Charest et de l’artiste Alex Guèvremont afin d’ «exhumer», de déchiffrer et de retranscrire les lettres, coupures de journaux, notes, etc. 

Pour celui qui est aussi auteur-compositeur-interprète, il y a quelque chose à tirer, à apprendre des traces qu’ont laissées nos ancêtres sur Grosse-Île et dans les livres d’histoire. 

Présentée à La Bordée, Grosse-Île, 1847 s’avère donc une sorte de miroir de ce que nos sociétés et l’humain de façon plus générale devient en période de crise. Un témoignage du passé, mais surtout une forme d’«enseignement» pour les crises à venir. Sans être un mode d’emploi ou un documentaire historique, précise rapidement l’artiste. 

«La pièce ne fait pas juste parler du passé. Des crises, on va en vivre d’autres. Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’observer comment l’humain réagit dans ces circonstances-là. 

«[…] Je crois que l’un des pouvoirs du théâtre, c’est de nous donner une pause pour rencontrer le monde autrement, laisser une partie de soi-même à l’extérieur de la salle et devenir perméable aux choses auxquelles on n’a pas le temps de penser le reste du temps», ajoute-t-il.

Huit acteurs composent la distribution de <em>Grosse-Île, 1847</em>, dont Sarah Villeneuve-Desjardins, Hugues Frenette et Vincent Champoux.

Le théâtre, un véhicule de choix

Au tout début de ses démarches, Émile Proulx-Cloutier s’est posé quelques questions sur le meilleur véhicule à adopter pour le projet qu’il souhaitait entreprendre.

Si le cinéma a brièvement habité ses options, l’homme de 39 ans s’est toutefois rapidement tourné vers le théâtre. Un médium qui lui permet de ne pas «faire un show d’époque». Là où le grand écran l’aurait forcé à montrer un décor ou des costumes du 19e siècle, les planches lui laissent le champ libre. 

Ce qui n’empêche pas le metteur en scène d’avoir fait face à quelques défis, notamment en ce qui a trait à la création du scénario.

Émile Proulx-Cloutier a tenu à n’utiliser que des archives pour que le public de doute jamais de la véracité des propos. Le tout, sans les sortir de leur contexte. 

Il a cependant dû mettre en mouvement ce texte, attribuer certains mots à des personnages, etc. Pour faire en sorte que cette parole «vibre sur deux époques» en même temps. 

Un artiste engagé

Émile Proulx-Cloutier s’est déjà prononcé sur différents enjeux comme l’urgence climatique. S’il convient qu’il est un artiste engagé, l’acteur ne se donne pas l’obligation de faire tourner tous ses projets autour de sujets politiques. 

«Je me sens surtout un devoir de ne pas les contourner. Je ne fais pas la séparation [entre les types d’œuvres]. Je ne me dis pas “Ok, ça c’est social, ça c’est engagé, ça c’est intime, etc.” 

«Tout ce qui nous entoure, moi, ça me percute [en tant qu’artiste] et j’essaie que ce qui sort de moi soit le fruit de ça. J’ose croire que je ne me positionne jamais en voulant donner LA solution ou en prenant le problème de haut pour dire au monde quoi faire. 

«Je ne pense pas qu’une œuvre d’art doive nous dire quoi faire, mais je ne suis pas non plus un artiste qui est dégagé du réel. Je suis pris avec les mêmes vertiges que tout le monde», souligne celui qui est actuellement en tournée avec son spectacle de musique À mains nues.

Avec Grosse-Île, 1847, il navigue entre hier et aujourd’hui pour montrer entre autres le lien qui unit les sociétés entre les époques, malgré notre «obsession du présent». 

«Nous serons un jour des archives. Je pense qu’il est bon de pouvoir se rattacher à un grand fil-là [de l’histoire]. Ce qu’on vient de vivre, ça nous permet de nous sentir nettement moins loin des gens [de Grosse-Île]», conclut-il. 

Grosse-Île, 1847 (dans les mots de ceux qui l'ont vécu) est présenté à La Bordée du 25 octobre au 19 novembre 2022. Pour plus de détails, on peut consulter le site web du théâtre.