Le blé dur et les pesticides: on arrête ou on continue d’en faire pousser?

Gragnano, la «ville de la pâte», comme elle est connue en Italie, possède son appellation IGP – indication géographique protégée – et est reconnue comme le berceau des pâtes sèches.

GRAGNANO, Italie – Si on écoute attentivement, au-delà des bruits de klaxons et de Vespa roulant à vive allure dans les venelles de cette ville de 36 000 habitants collée sur Naples, on peut presque entendre le bruit de moules de bronze qui coupent, coupent et coupent encore. 


Car partout, il y a des usines de pâtes.  

Partout, on verse de l'eau sur la semoule et on étire le mélange pour le passer dans des formes de bronze où seront coupés des spaghetti, maccheroni, rigatoni et autres types de pasta, avant d’être mis au séchage et vendus dans le monde entier. 

Gragnano, la «ville de la pâte», comme elle est connue en Italie, possède son appellation IGP – indication géographique protégée – et est reconnue comme le berceau des pâtes sèches. Protégés par le Vésuve et les montagnes avoisinantes bloquant les vents des terres et encourageant les brises de la mer, les pasticifi de jadis prenaient le blé dur cultivé sur les terres ensoleillées de la Campanie, pour le transformer en pâte à sécher au soleil. C’est en effet ainsi qu’on fabriquait les premiers macaroni au 17e siècle, quand tout s’est installé. 

«À Gragnano, on sait goûter le blé», dit fièrement Giuseppe Di Martino, un des membres du consortium protégeant l’appellation, qui fabrique des pâtes, comme son père, et son grand-père et son arrière-grand-père, le faisaient avant lui. «La connaissance des pâtes, c’est dans notre ADN.»  

Giuseppe Di Martino, un des membres du consortium protégeant l’appellation IGP, a des réserves au sujet de l’idée même que le Canada non seulement vende, mais fasse pousser du blé dur.

«Bien sûr qu’on peut la voir la différence», confirme Miriam Carpinelli, qui travaille aux exportations chez Di Martino, alors que j’avale un espresso microscopique qui me confirme lui aussi que je suis bien dans le sud de l’Italie. On parle du débat sur l’origine du blé dans les pâtes italiennes, sur celui du Canada, qui n’est peut-être pas aussi bon que l’Italien, sur les lobbys italiens qui veulent obliger les fabricants de pâte à identifier l’origine de leur semoule, et elle me sourit gentiment. «C’est comme faire la différence entre une bouteille de Brunello ou un vin à six euros», explique-t-elle. «C’est un autre produit.»  

Et chez Di Martino, on n’utilise pas de blé canadien pour fabriquer les pasta Di Martino ou celles du Pastificio dei Campi, deux de leurs marques vendues au Canada.



À Gragnano, le berceau des pâtes en Italie, une appellation contrôlée oblige les fabricants à utiliser de la semoule 100% italienne. (Marie-Claude Lortie)

Le Canada, un pays «avancé», mais...

Di Martino, cela dit, insiste. «Je ne suis pas un terroriste alimentaire!» Il n’a que des bons mots pour le Canada, un pays «avancé» d’innovation, qui a de bonnes politiques en santé et en environnement. Mais il a des réserves au sujet de l’idée même que le Canada non seulement vende, mais fasse pousser du blé dur.  

«Vous allez contre le cycle naturel de ce grain», explique-t-il. Si certains utilisent le glyphosate pour accélérer les récoltes, une pratique illégale qu’on accuse certains Canadiens d’adopter, c’est parce qu’on essaie de contourner la nature. «Vous semez en mars pour récolter en septembre. Ça pousse la capacité d’adaptation du grain.» Rendu en septembre, le risque de pluie et de froid oblige les cultivateurs à trouver d’autres solutions. 

En Italie, on le sème à l’automne. Le blé profite du froid pour prendre son temps pour pousser, de la neige qui irrigue juste assez doucement les champs, des collines qui drainent l’humidité et on le récolte quand il fait chaud et sec en juin. «C’est ça, ajoute Di Martino, c’est ça que veut le blé dur.» 

En fait, résume-t-il, si les Italiens utilisent le blé canadien, c’est parce que leur commerce de pâte les oblige à le faire. C’est parce que l’industrialisation de la fabrication de cet aliment a créé un besoin pour de la matière première, qui va au-delà de la capacité de production des environnements naturellement adéquats. «Le blé canadien facilite la vie des fabricants de pâtes industriels», lance Di Martino. 

«C’est ça la réalité.»

Gragnano, la «ville de la pâte», comme elle est connue en Italie, possède son appellation IGP – indication géographique protégée – et est reconnue comme le berceau des pâtes sèches. Sur la photo, prise au siècle dernier, des travailleurs confectionnent des pasta.

••••

Est-ce que le Canada devrait donc arrêter d’essayer à tout prix de faire pousser du blé dur? Est-ce que l’agriculture raisonnée devrait nous mener vers des plantes comestibles plus rustiques? Ou devrait-on juste trouver d’autres façons de le faire qu’en utilisant du glyphosate? 

Est-ce même un réel problème? 

Durant le plus fort de la campagne italienne pour bloquer l’entrée du blé dur canadien, en 2017 et 2018, les exportations vers ce pays se sont effondrées. Pas même 300 000 tonnes en 2018, alors qu’en 2015, on leur vendait 1,1 million de tonnes. 

Puis les échanges ont repris graduellement. En 2020, la situation était revenue à 1,6 million de tonnes avant qu’une grave sécheresse ne fasse retomber les exportations à 839 000 tonnes en 2021.  

Le mensuel italien de protection du consommateur, Il Salvagente, a remarqué que le blé canadien était revenu en Italie et a décidé de refaire analyser les pâtes italiennes en 2020. Quelque 20 marques les plus populaires. 

«Le blé canadien revient dans nos ports et voilà que nous trouvons du glyphosate dans sept marques sur 20», titrait le magazine en septembre 2020. 

Mais ici, j’ai fait tester plusieurs marques, une bon marché Sans Nom, une biologique Felicetti, une canadienne Catelli et une italienne fabriquée en Italie, Soldano. Résultat: le laboratoire Labofine de Pointe-Claire, n’a trouvé de glyphosate nulle part. 

Des pâtes garanties semoule 100% italienne.

La solution?

Est-ce qu’on s’en fait pour rien? 

Ou doit-on adopter le principe de précaution.

«Il faut écouter nos clients, les consommateurs», répond Hamish Marr, un cultivateur céréalier conventionnel néo-zélandais, qui donne des conférences dans le monde entier, et qui est venu porter son message au Canada, en s'affichant comme une sorte de pont entre l’agriculture conventionnelle et biologique.  

Il explique aux fermiers conventionnels qu’il est possible de répondre à la demande moderne pour des produits naturels, avec beaucoup moins de pesticides, tout en demeurant rentables et sans changer leurs pratiques et leur identité de a à z. «Nous on utilise encore le glyphosate, mais pas comme desséchant depuis cinq ou six ans», explique-t-il.    

La solution, croit-il, passe par un retour à une diversité agricole qui a longtemps existé et devrait revenir. Une diversité de culture – la rotation de différents végétaux dans les champs, comme le font déjà de nombreux agriculteurs canadiens – «une dizaine, voire une douzaine de plantes», dit-il.  

«Et on ajoute des animaux.» 

En faisant passer des moutons sur ses champs avant de semer, il a réduit son utilisation de glyphosate de 50%. Et en plus, les moutons enrichissent la terre. 

En faisant passer des moutons sur ses champs avant de semer, Hamish Marr, un cultivateur céréalier conventionnel néo-zélandais, a réduit son utilisation de glyphosate de 50%.

«Nous faisons la démonstration chaque jour qu’on peut faire ce genre d’agriculture sans glyphosate. C’est comme ça que les fermiers biologiques travaillent», ajoute Marla Carlson, directrice exécutive de SaskOrganics, qui réunit les agricultures biologiques de Saskatchewan, une des provinces où pousse le blé dur canadien. 

Pour plusieurs céréales, même les fermiers conventionnels n’utilisent plus de glyphosate en pré-récolte, car c’est demandé par les acheteurs, précise-t-elle, en parlant notamment de l’avoine. «Deux des plus importants acheteurs ne l’acceptent plus.» Même chose avec le kamut, ajoute-t-elle. «Le marché est très sensible.» 

Les fermiers biologiques aimeraient que l’utilisation du glyphosate soit beaucoup plus réglementée et limitée, voire interdite. Pour des raisons environnementales générales, mais aussi parce que leurs champs sont souvent contaminés malgré eux. Et tout ça coûte cher aux producteurs biologiques.  

Si un champ est contaminé, il doit être retiré de la production pour trois ans.  

L’Union nationale des fermiers représente «des milliers» de fermes familiales à travers le Canada où, à l’extérieur du Québec, il n’y a pas de monopole syndical en agriculture et cet organisme est opposé à la vaporisation de glyphosate en pré-récolte depuis 2014. La position a été approuvée démocratiquement par les membres, explique Cathy Holtslander directrice de la recherche et des politiques à la National Farmers Union. 

«Je ne sais pas s’il y a eu une étude sur l’utilisation, mais cette pratique est répandue», dit-elle. Cela dit, elle croit que la controverse avec l’Italie a augmenté la prise de conscience. Et maintenant il y a de réels efforts pour aider les fermiers à travailler avec des techniques «qui ne causent pas de dommage au marché».  



Cathy Holtslander, directrice de la recherche et des politiques à la National Farmers Union.

Mais les causes qui ont mené à l’adoption de ces raccourcis agricoles demeurent, poursuit-elle. 

D’abord l’augmentation de la taille des fermes et donc du risque de pertes, s’il arrive un malheur aux récoltes à cause de la pluie. Un assèchement précoce du grain permet de ne pas prendre de risque. Les changements climatiques qui rendent les phénomènes météo plus imprévisibles eux aussi augmentent les risques, qu'on diminue en séchant le grain plus tôt. 

Commission canadienne du blé

Autre problème: la disparition, il y a 10 ans, et sous Stephen Harper, de la Commission canadienne du blé, qui agissait comme unique vendeur du blé canadien sur les marchés internationaux. «Oui je crois qu’il y a un lien entre la fermeture de la Commission et le glyphosate en pré-récolte», dit-elle.  

La Commission apportait une stabilité de revenus, explique Mme Holtslander, sur laquelle les fermiers ne peuvent plus compter. Ils ne peuvent pas se permettre de risquer le moindre revenu. Donc ils prennent des raccourcis sécurisant leur gagne-pain, s'il le faut.

En outre, les nouveaux revendeurs qui ont pris la place de la Commission ont commencé à faire concurrence aux agriculteurs italiens, sur leur propre marché, ce que l’ancien organisme gouvernemental canadien ne faisait pas. «La Commission faisait juste vendre du blé dur à l’Italie pour combler la différence entre sa production et la demande», explique-t-elle. 

C’est là, croit la directrice des politiques de la NFU, que l’histoire du glyphosate est apparue, comme une sorte de barrière commerciale non tarifaire dénoncée par les agriculteurs italiens, dans la foulée des négociations pour le libre-échange entre le Canada et l’Europe.  

••••

Dans l’Ouest, même cinq ans après le début de la crise avec l’Italie, même si la situation semble s’être rétablie, la discussion sur ce sujet n’est pas facile. En Alberta, on parle peu de glyphosate en pré-récolte. Il a été difficile de contacter des organismes critiques des pratiques agricoles controversées. «Il y a un réel réflexe de protection», m’a expliqué la sénatrice albertaine Paula Simons, vice-présidente du comité sur l’agriculture au Sénat. «Vous saviez que lorsque la crise du bœuf est survenue, les Albertains se sont mis à manger davantage de bœuf?», ajoute-t-elle, en parlant de la crise de l'encéphalopathie spongiforme bovine, en 1996. Pourtant, on venait d’apprendre que certaines viandes pouvaient causer une maladie neurologique grave chez l’humain. 

La sénatrice albertaine Paula Simons, vice-présidente du comité sur l’agriculture au Sénat.

«Nous nous protégeons. Nous avons le meilleur bœuf, le pétrole le plus propre, il y a une fierté très forte. Même chez les progressistes.» 

Et les groupes environnementaux concentrent beaucoup leurs efforts sur l’industrie pétrolière.  

«Je crois que notre blé dur est le meilleur au monde!» renchérit joyeusement la sénatrice. 

Les producteurs rencontrés se sont montrés résignés. «Vous nous enlevez le glyphosate? On utilisera alors d’autres produits chimiques dangereux», m’a répondu Tim Willms, un producteur de semences de Grassy Lake, en Alberta, lorsque j'ai évoqué le scénario. «Ou alors on retournera au labourage total. Et il y aura moins de production.» Le labourage arrache les mauvaises herbes, mais déconstruit la structure organique des sols, augmente l'érosion et est délaissée par les agriculteurs modernes soucieux de la santé de leur matière première. Les impacts négatifs du labourage sont nombreux et selon Willms, on ne peut pas sous-estimer l’impact positif du glyphosate sur la réduction du labourage. 

Ce sera un choix à faire si le débat sur l’utilisation du glyphosate devient plus sérieux au Canada. 

«Cela dit, la vaporisation sur une récolte prête à manger...» dit Willms, sans finir sa phrase. «J’avoue que je comprends leur point de vue.»