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Le nouveau tribunal en violence sexuelle déjà embourbé

À Québec, une des 10 villes choisies pour un projet-pilote, la division spécialisée ACCÈS fonctionne depuis environ un mois, à raison d’une journée par semaine, le mercredi.

CHRONIQUE / Mercredi, 9h25, vêtu de sa toge d’avocat, le procureur de la Couronne Me Éric Beauséjour entre dans la salle 2.10 du Palais de justice de Québec avec un chariot qui ressemble un peu à un panier d’épicerie de deux étages. 


Dans celui du haut, quelque 130 chemises sont cordées.

Ce sont autant de dossiers pour des accusations de violence sexuelle ou de violence conjugale et ils devront tous être traités avant 16h par la juge Hélène Bouillon qui préside ce jour-là le nouveau tribunal spécialisé créé par le gouvernement pour améliorer le processus judiciaire pour les victimes de ce genre de crimes. «Vous avez une grosse journée devant vous», lui a lancé d’entrée de jeu la première avocate à se présenter devant elle. 

À Québec, une des 10 villes choisies pour un projet-pilote, la division spécialisée ACCÈS fonctionne depuis environ un mois, à raison d’une journée par semaine, le mercredi, toujours au 2.10. Alors qu’un procureur représente le ministère public, les avocats des accusés et des accusées se succèdent – en personne ou par vidéo - devant le tribunal. Le nombre de dossiers à traiter en une seule journée tourne toujours autour de 130, c’est plus du double de l’objectif de 60 qui a été établi par la Cour du Québec pour, disait-on, offrir une approche plus personnalisée.

On repassera.

La première avocate prend la parole, elle demande une journée pour tenir une conférence de facilitation dans le but d’arriver à une entente entre les parties. Pour augmenter les chances d’en trouver une qui convienne, la juge propose des jeudis dans une autre salle.

- 22 décembre? 

- Je ne peux pas.

- 5 janvier?

- Je suis à l’extérieur du pays, je reviens le 8.

- La semaine du 9 janvier?

- Non plus.

- Le 24 novembre?

La procureure de la Couronne qui s’occupe de ce dossier-là peut le matin, l’avocate de la défense l’après-midi. Leur première disponibilité commune va au 19 janvier. «Je trouve ça trop loin», tranche la juge, qui les renvoie faire leurs devoirs pour qu’elles trouvent une date plus tôt. C’est beaucoup ça, le tribunal (et pas juste celui-là), trouver des dates qui conviennent à tout le monde.

Et la juge Bouillon n’aime pas ça quand c’est trop long. Elle n’a d’ailleurs pas du tout apprécié la requête d’un avocat qui demandait pour son client «de reporter fin avril, début mai» l’imposition de la sentence. Voyez-vous, a-t-il expliqué, «mon client a des contrats en marche. Il ira en prison, c’est certain, mais il a de bonnes raisons».

Mais il ne plaidait pas devant Matthieu Poliquin, qui avait accordé l’absolution à Simon Houle entre autres pour qu’il puisse se rendre aux États-Unis. «C’est trop éloigné en ce qui me concerne», a coupé court la juge Bouillon.

Beaucoup d’avocats demandent des reports, mais les dates se font rares. Les mercredis au 2.10 affichant déjà complet jusqu’au 14 décembre, la première journée que peut proposer la juge est le 21, soit dans plus de deux mois. Dans certains dossiers où les délais sont préoccupants, elle consent «de façon exceptionnelle» à sortir ponctuellement une cause du tribunal spécialisé.

Parce que la division ACCÈS déborde.

Et pas seulement en raison de l’agenda des avocats. Depuis le 1er septembre, les juges en chambre criminelle siègent moins, ils sont passés de deux jours d’audience pour un jour de délibération à un jour d’audience pour un jour de délibération. Ma collègue Isabelle Mathieu écrivait il y a un peu plus d’un mois qu’il faudrait 42 juges de plus pour compenser. «Les ressources sont loin d’être nombreuses», avait réagi la juge Pelletier.

Pendant que les délais s’allongent, la justice ne suit pas son cours. Il en va d’ailleurs des dossiers comme des portos, MBeauséjour indiquant de façon presque systématique le temps écoulé depuis le début des procédures. Ce dossier «a 20 mois d’âge», il faut tenter d’aller plus vite, cet autre «quatre mois d’âge», on peut le laisser vieillir encore un peu.

Les avocats défilent les uns après les autres devant la juge et, avec 130 dossiers à passer en une journée, c’est une véritable course contre la montre. Les minutes sont comptées, il faut faire le plus vite possible, le temps accordé à chaque dossier est réduit au strict minimum. L’objectif de créer ce tribunal spécialisé était de mieux traiter les cas de crimes sexuels et de violence familiale, c’est raté.

Il faudrait au moins deux journées, peut-être trois.

Entre les demandes de report les recherches de dates pour l’étape suivante, il arrive qu’un dossier procède, que l’accusé plaide coupable et que les deux parties proposent à la juge une recommandation commune pour la peine. Dans ces rares-cas, le détail des chefs d’accusation est lu à l’accusé qui reconnaît les faits et qui prend le chemin de la prison.

Mercredi dernier, deux cas de violence conjugale très intense ont donné lieu à un plaidoyer de culpabilité.

Mais il arrive aussi que Me Beauséjour doive annoncer que les accusations seront retirées, «la plaignante ne souhaitant plus s’impliquer dans le processus judiciaire.» Ce que l’on doit comprendre, c’est qu’il y a eu assez d’éléments pour que le Directeur des poursuites criminelles et pénales porte des accusations, mais que les plaignantes (toutes des femmes mercredi dernier) ont changé d’idée. Et, comme leur témoignage est souvent le seul élément de preuve, tout tombe à l’eau.

Il y a même eu un dossier où l’accusé a plaidé coupable pour avoir séquestré, violenté et menacé de mort son ex et où l’ex avait écrit une lettre au tribunal pour implorer sa clémence.

Elle l’aimait encore.

Dans une cause où un homme est accusé d’avoir utilisé et distribué de la pornographie juvénile, les procédures font du surplace depuis plus de deux ans. Ce qui n’a pas empêché son avocat de demander – encore - une date pour tenter de trouver une entente et éviter un long procès. La juge a appelé en direct la personne qui s’occupe de l’agenda des salles, ça allait au 6 avril. Elle a dû se résigner à l’accepter, mais tout en imposant à l’avocat de faire une demande pour une date de procès. «Si on a besoin de quelques jours, on est en 2024», a laissé tomber la juge.

En 2024.

16h05, le chariot de Me Beauséjour est finalement vide, mais bien peu de dossiers ont été réglés. Plusieurs des accusés et des accusées qui étaient présents en personne ou par vidéo reviendront dans plus de deux mois, parfois jusqu’à six mois, pour une prochaine étape. C’est autant de temps où les victimes attendront, encore, que justice soit rendue.

Il faut pouvoir faire mieux.