D’abord parce que c’était récemment l’anniversaire de sa mort. Treize ans, déjà. Je me souviens de la sensation d’étouffement qui m’a saisie lorsque j’ai appris la nouvelle. Je m’étais mise à marcher paniquée dans tous les sens dans mon appartement, alors que ça m’était strictement interdit (j’étais aux deux tiers d’une grossesse « à problèmes »). Cette sensation, mon corps, chaque année, me la rappelle.
Et parce que dans trois semaines, je serai de passage à Paris (une ville que nous avons follement arpentée ensemble) pour enregistrer un texte sur elle dans le cadre du podcast Les Parleuses.
Enfin, il y a le fait que j’écris pour la première fois de ma vie une chronique hebdomadaire. Quand nous étions amies, je vivais à Lyon et elle à Montréal. Nous nous rendions de temps en temps visite et je me souviens de l’avoir plusieurs fois longuement regardée travailler sur sa chronique pour le défunt journal Ici, café au lait posé à côté d’elle (dans lequel il devait toujours y avoir plus de lait que de café), sourcils froncés, visage studieux. Je l’enviais, je l’admirais. Mon dieu, que je l’aimais.
L’une des choses qui me plaît dans cette résidence de chroniqueuse de quatre mois au Soleil et aux Coops de l’information, c’est que j’ai l’impression de me rapprocher un peu d’elle.
Entrer dans une œuvre
Je l’ai d’abord connue par ses livres. Après avoir longuement résisté (sa popularité sulfureuse et le bruit qu’on faisait autour d’elle me poussaient à me méfier), j’ai acheté Folle. J’y suis entrée comme on tombe amoureuse, happée tant par l’intelligence de Nelly Arcan que par sa musique et sa lucidité. C’est parce que j’ai écrit un long article sur elle alors que j’étais à l’université (même si écrire sur elle y était encore assez mal vu), et que notre amie commune Claudia Larochelle a voulu le lui faire lire, que nous nous sommes rencontrées.
Nous avons alors développé une relation fulgurante, romanesque, adolescente, intellectuelle. Ensemble, nous refaisions le monde à coups de rosé, de cigarettes, de théories et d’indignation, mais nous passions aussi une très grande partie de notre temps… à déconner, et à rire. (Les gens savent peu cela, combien elle était drôle. C’est dommage.)
Nelly provoquait quelque chose de particulier, surtout chez ceux qui suivaient à la télé et dans les journaux son personnage public sans se donner la peine de lire son œuvre. Et on en disait parfois pis que pendre dans les soirées d’intellos, les couloirs des départements, les assemblées avinées de lettrés qui fermaient les bars – j’en ai été témoin. J’ai une ou deux fois jeté un malaise en disant qu’elle était mon amie.
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Malmenée
La réception médiatique de Nelly était aussi une calamité, dont elle parle d’ailleurs longuement, et brillamment, dans Folle.
«Des années plus tard, j’ai également refusé de regarder les émissions de télé où je suis passée parce qu’il n’y a rien de pire que de ne pas avoir le contrôle sur sa propre image qui bouge ou sur ce qui se montre comme des rougeurs au visage qui défont la portée des mots, ou encore sur ses mots qui partent de travers pour trop en dire et tomber du mauvais côté de ce qu’ils veulent dire. À la télé on se voit dans le sentiment de la catastrophe comme on voit son enfant passer sous une voiture, ensuite on ne pense plus qu’aux secondes d’avant la traversée du ballon dans la rue où il aurait fallu intervenir.»
Dans les émissions, on commentait son accent, sa tenue vestimentaire, mais on ne l’écoutait pas. On lui a déjà dit, par exemple qu’il était difficile de l’entendre à cause de ce qu’elle portait. Aujourd’hui, ce genre de commentaire serait sans doute sanctionné illico.
Nelly avait des opinions tranchées et elle n’avait pas la langue dans sa poche. Elle a été là assez longtemps pour connaître un peu Facebook, mais pas Twitter ou Instagram, ni la place qu’ils occupent désormais dans nos vies et notre travail.
Bien sûr qu’il s’y rencontre des solidarités, des curiosités, des affinités, j’en ai moi-même été témoin et partie prenante, mais ce n’est pas ce dont je veux parler ici.
La haine
Je me demande ce qu’elle me dirait si elle savait que pour certaines de mes positions, je reçois sur les réseaux sociaux des insultes et des menaces d’une violence ahurissante, souvent liées à ma supposée arabité. Ou si elle lisait les messages misogynes terrifiants que reçoivent plusieurs journalistes ou chroniqueuses. Ou si elle apprenait qu’il y a peu, des gens ont fait circuler une capture d’écran : une brillante collègue écoutait un autre invité sur un plateau télé, avec lequel elle n’était pas d’accord ; certains des tweets commentant l’image figée de son visage la disaient «hautaine» et «botoxée». La preuve ? elle «ne souriait pas suffisamment» (!?)
Je me demande ce qu’elle, Nelly, se ferait rétorquer si elle exposait aujourd’hui sur Twitter sa théorie de la burqa de chair, ou ses propos sur la fausse liberté des femmes occidentales. Je me demande avec quel degré de méchanceté et de violence on soulignerait ses « paradoxes » – alors que, simplement, sa pensée tenait compte de la complexité de nos vies et de nos positions dans le monde.
Elle trouverait tout ça horrible mais nous irions nous indigner ensemble sur une terrasse, entre deux verres de vin et deux salves d’humour acide.
Surtout, le monde serait encore plus laid que du temps où elle était vivante, mais elle serait là pour en parler. Pour l’écrire. Et je ne serais pas la seule à me sentir moins seule grâce à son esprit, grâce à sa plume, grâce à sa voix.
Les livres de Nelly Arcan
Putain, Paris, Seuil, 2001
Folle, Paris, Seuil, 2004
L’enfant dans le miroir, Marchand de feuilles, 2007
À ciel ouvert, Seuil, 2007
Paradis, clef en main, Coups de tête, 2009
Burqa de chair, Seuil, posthume, 2011