Chronique|

C’est le temps de dépolitiser le ministère des Transports

Le chef du parti conservateur, Éric Duhaime, accuse le gouvernement de la CAQ d’avoir politisé le ministère des Transports.

CHRONIQUE / Le chef du parti conservateur, Éric Duhaime, accuse le gouvernement de la CAQ d’avoir politisé le ministère des Transports. M. Duhaime a-t-il raison?


Oui et non.

Il est évident que les choix de transport de la CAQ sont politiques.

Quand le premier ministre François Legault annonce qu’il y aura un 3e lien et que ce sera un tunnel, peu importe ce que pourraient dire les études, c’est une décision politique.

Que pourrait-on dire d’autre? Ce n’est quand même pas une décision basée sur la science ou une démarche administrative rigoureuse. C’est un choix purement politique.

Ce n’est cependant pas la CAQ qui a politisé le ministère des Transports. Il y a ici une longue tradition que l’économiste Pierre Fortin avait bien décrite dans un texte paru dans L’actualité du 6 mars 2019.

«Depuis 100 ans, la gestion du réseau routier par les élus est soumise au copinage politique», disait-il constater.

Il évoquait aussi «la fixation myope sur le court terme électoral et la sous-estimation systématique des coûts des travaux». Sans parler du «siphonnage des crédits d’entretien du ministère des Transports par les ministres des autres secteurs».

Le jugement est sévère, un peu cynique même, mais la trajectoire du 3e lien est l’illustration parfaite des dérives que dénonce l’économiste Fortin.

Il est normal que les choix du MTQ soient balisés par les orientations politiques des élus.

Autrement, les élections seraient inutiles. On laisserait les machines administratives décider seules de la manière de dépenser l’argent public. Et du niveau de taxes à prélever. Ce n’est pas le modèle que nous souhaitons.

Il s’agit d’en trouver un autre. Un point d’équilibre qui tienne compte des préoccupations des citoyens et des politiciens tout en ajoutant de la rigueur et de la méthode.

À son arrivée aux Transports en 2012, l’ex-ministre Sylvain Gaudreault avait reçu de Pauline Marois le mandat de «dépolitiser» le ministère en confiant la gestion du réseau routier à une agence.

Je lui ai parlé pour préparer cette chronique.

M. Gaudreault se souvient que les listes de projets soumis par les sous-ministres pour décision lui arrivaient à l’époque avec une colonne indiquant le nom des circonscriptions électorales visées.

L’intention était claire, mais lui n’en voyait pas l’utilité, confie-t-il. Il a demandé à ce que soit retirée cette colonne. L’année suivante, il a déposé le projet de loi 68 créant une Agence des transports.

Dans les notes explicatives du projet, on parle de gérer «dans une perspective de développement durable» et de développer une «expertise en matière d’études, de planification, de conception et de réalisation».

Le texte visait aussi une «gestion rigoureuse et transparente » et une «optimisation» des façons de faire.

L’Agence aurait «planifié en fonction des priorités et des urgences», relate l’ex-ministre. Cela aurait évité, croit-il, un «scénario rocambolesque» comme le 3e lien.

Le Parti Québécois a été battu avant d’avoir pu faire adopter son projet de loi. Il est revenu à la charge il y a quelques années, mais en vain.

L’idée est toujours inscrite dans la plateforme du PQ.

«La corruption et l’ingérence politiques sont incrustées dans nos décisions en matière de transports», dénonçait le PQ le printemps dernier.

Pour que ça cesse, il faut «rendre impossible cette ingérence et donner plus de place à l’expertise que nous possédons», plaidait-il.

Dans son texte de L’actualité, Pierre Fortin, a plaidé pour un modèle d’agence, comme cela existe en Nouvelle-Zélande, en Suède et en Colombie-Britannique.

Le ministère et l’Assemblée nationale recevraient alors des recommandations formulées par des «experts dont la compétence, l’intégrité et l’indépendance seraient incontestables», souhaitait M.Fortin.

«On passerait de la petite politique à la grande politique».

Cela dit, aucun modèle n’est parfait.

L’entretien du pont Laporte était sous la responsabilité de la machine administrative du MTQ, ce qui n’a pas empêché les mauvaises surprises.

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Comment tirer la ligne entre ce qui doit rester «politique» et ce qui devrait être confié à une machine compétente et (relativement) indépendante?

«Les fonctionnaires, tu ne peux pas les manipuler comme tu veux», se souvient un autre ancien ministre des Transports.

Mais leur rôle est aussi d’aider les élus à décider. Si on leur demande une étude sur un projet, «ça fait partie de leur job».

Le politique devrait se limiter à donner les grandes orientations, suggère M. Gaudreault.

Décider des sommes à investir. Établir la proportion de transport collectif et de transport routier. Celle de l’entretien des infrastructures existantes par rapport aux constructions nouvelles, etc.

Avant l’élection de 2018, le gouvernement libéral avait confié à un consortium le mandat d’étudier 5 corridors possibles pour un 3e lien. Le mandat visait aussi à documenter d’autres moyens pour réduire la congestion aux abords des ponts, y compris l’hypothèse de voies réversibles sur le pont Pierre-Laporte.

Cette approche offrait, je trouve, un bon équilibre entre la volonté politique et le souci d’être rigoureux.

À son arrivée, la CAQ a mis la hache dans ce mandat et ordonné de retenir un seul scénario de localisation pour un 3e lien (pour le changer ensuite). Elle a aussi écarté le scénario de voies réversibles sans rendre publics les études ou motifs de ce choix.

Une démarche à l’opposé du bon sens et de la transparence. «Une dérive incroyable», analyse Sylvain Gaudreault.

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Éric Duhaime a-t-il raison de dénoncer une intrusion politique dans la gestion des travaux sur le pont Pierre-Laporte?

Y a-t-il eu des recommandations de fermer des voies de circulation pendant les travaux de remplacement des suspentes du pont, comme il le suggère?

Le politique a-t-il eu un rôle dans la décision de ne pas le faire maintenant ou dans les communications qui ont suivi?

Ce n’est pas clair encore.

Voilà pourquoi il serait intéressant de recourir à une instance moins politique. Cela permettrait sans doute d’éviter ce genre de débats et l’instrumentalisation du réseau routier à des fins politiques.

«Il est certes normal que le politique influence l’administratif. Le contraire serait aberrant», analyse l’ex-ministre Denis de Belleval.

Mais «la ligne de l’influence indue peut être mince ou floue», prévient-il.

M. de Belleval a travaillé au bureau du sous-ministre des Transports dans les années 70 avant d’en devenir ministre de 1979 à 1981 dans le gouvernement du PQ.

«En définitive, le politique décide. Mais de là à demander à ses fonctionnaires de construire des chimères dans des rapports complaisants?» M. de Belleval en doute. «Il (le politique) leur demandera plutôt d’obéir ou de se désister».

Voilà de quoi continuer à nourrir une belle discussion électorale au cours des prochaines semaines.

Il y a quand même une belle ironie à ce que ce soit Éric Duhaime qui attache le grelot de la politisation du ministère des Transports et dénonce un projet sans étude.

M. Duhaime propose un pont entre l’île d’Orléans et la Rive Sud qui ne survivrait à aucune analyse sérieuse le jour où on voudrait sortir le projet de la politique partisane.