C’est pendant ces années françaises que j’ai commencé à mesurer le mal que les campagnes électorales pouvaient faire à l’idée que je me faisais de la démocratie.
Pour ceux et celles qui n’ont pas suivi la campagne électorale, voici un résumé des promesses qu’on nous a faites : de plus longues chaînes ; des cages plus spacieuses ; des geôliers plus honnêtes ; de jolis drapeaux à agiter. (Anne Archet, Le vide : mode d’emploi)
Avant de découvrir le grand cirque des élections présidentielles, j’avais toujours ressenti un malaise devant ces courses au pouvoir lors desquelles les intérêts de certain·es citoyen·es étaient sacrifiés à une campagne de séduction. Tout le monde savait que c’était ça, un jeu de séduction, mais tout le monde faisait comme s’il ne voyait pas le mensonge. Pire on le voyait, on allait jusqu’à le déplorer, mais on continuait – et les personnes qui voulaient prendre part à la course pour des raisons, disons, plus altruistes, savaient qu’elles partaient avec un important désavantage.
Après un long déclin amorcé il y a quelques dizaines d’années, la démocratie libérale est sur le point de perdre toute capacité à s’occuper d’autre chose que du maintien de l’exploitation du grand nombre par la minorité. (Anne Archet, Le vide : mode d’emploi)
En France, j’ai découvert ce que c’était de devenir un des hochets dont on se sert pour détourner le regard citoyen des questions qui l’occupent vraiment – mais auxquelles on ne souhaite pas accorder d’attention. Souvent, ces questions ont à voir avec des droits de certaines minorités, ou même de la majorité non-gouvernante; on n’aime pas qu’elles soient soulevées car elles rappellent que la démocratie n’est pas le fait pour la majorité d’imposer ses vues aux minorités, ou pour la classe dirigeante d’imposer expéditivement sa volonté sous prétexte qu’elle a été élue.
La justice sociale est à la fois une condition de possibilité et le résultat de la démocratie, qui ne peut survivre sans un sentiment d’égalité entre les citoyens. Ce sentiment est alimenté par la pratique démocratique, où tous les points de vue ont droit de cité et où chacun compte pour un. Il faut s’attaquer à ces formes d’inégalité, qui représentent des obstacles à la liberté politique. Négliger cette tâche ne fera qu’alimenter l’impression d’être laissés pour compte, déjà partagée par de nombreux citoyens qui ont depuis longtemps cessé de croire aux bénéfices de la démocratie. (David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part.)
Les hochets agités au nez des votant·es français·es ne surprendront personne. Les musulman·es, les immigré·es, les pauvres, les Roms.
On le répétait en boucle dans les médias, sans aucune inquiétude face au mal que cela pouvait causer. On débattait violemment et obsessionnellement de projets de lois contestés qui allaient avoir des conséquences importantes sur leur existence (mais qui étaient inapplicables avant longtemps, voire tout court), en faisant fi de ce que cela pouvait créer comme déchirure dans le tissu social.
Une loi n’est pas une chose abstraite. C’est un char, c’est une balle de fusil. Elle a sa force d’impact. Quand elle arrive au bout de sa course, après avoir traversé un budget, un règlement, une procédure, un prix, un taux d’intérêt, un zonage, c’est le corps qu’elle finit par atteindre de plein fouet, c’est dans la chair qu’elle s’enfonce comme la lame d’un couteau. (Pierre Lefebvre, Le virus et la proie)
Engagée auprès de familles roms vivant dans des bidonvilles, amie avec plusieurs musulman·es, je voyais de près la souffrance provoquée par ces discours ambiants qui avaient pour but de séduire un certain électorat. En tant qu’immigrée, je la vivais.
Comment certaines personnes dans les médias, les sphères du pouvoir, ses coulisses, pouvaient-elles à ce point se ficher de cette souffrance, et dormir tranquilles?
Pour être franche, ça m’a dégoûtée de voter.
Ça tombe bien : en tant qu’immigrante, je n’avais pas le droit.
Je ne vous atteins pas, vous ne me percevez pas. (Pierre Lefebvre)
La littérature est mon ultime recours contre ce monde qui me terrifie et que je crains de ne pas pouvoir changer. Tout au long de cette chronique, j’ai cité trois ouvrages qui m’ont accompagnée ces dernières semaines. Ils m’ont aidée pas forcément en donnant des réponses, mais en nommant autrement et avec un regard aiguisé, différent du mien, des choses que je sens dans chacune de mes fibres.
Ainsi, je me sens moins seule. Ainsi, je sens que nous pouvons faire communauté.
Je voudrais juste un espace où on se saurait liés les uns aux autres, et là non par le sang, le sol, la tradition, la foi, la volonté ou je ne sais pas quelle autre niaiserie, mais par le désarroi, l’humilité de se savoir humain, mortel et puis insignifiant, aussi. (Pierre Lefebvre)
Je sais, pour avoir vécu 12 ans sans en avoir le droit, que voter est un privilège et qu’il faut s’efforcer de participer à la vie démocratique.
D’accord.
Mais ne devrait-on pas prendre les choses sous un autre angle, et dire plutôt : d’accord, mais nous avons le droit d’exiger mieux de la part de ceux qui se soumettent à notre vote ?
Que ce n’est pas à nous de nous convaincre, en nous bouchant le nez, d’aller voter, mais à elles et eux de nous regagner ?
Aussi ai-je envie de dire à ces personnes qui entrent en campagne pour d’autres raisons, et qu’on entend trop peu : Levez-vous. Cassez le cycle. Les cadres. La baraque. Refusez de jouer. Risquez de perdre face à la machine mais pas à nos yeux. Simplement pour qu’autre chose que du vide se fasse entendre.
Ce serait au moins le début de quelque chose.
Parce que nous n’osons plus vous espérer mais qu’en même temps, nous vous attendons.
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Ouvrages cités :
Anne Archet, Le vide : mode d’emploi. Aphorismes de la vie dans les ruines, Lux éditeur, 2022.
David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Atelier 10, « Documents » 18, 2020.
Pierre Lefebvre, Le virus et la proie, Écosociété, 2022.
Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. De 2005 à 2017, elle a vécu à Lyon. Elle est titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université de Montréal et a publié de nombreux articles et nouvelles, ainsi que plusieurs romans et essais, dont Les désastrées (2013) et Douze ans en France (2018). Elle a été éditrice chez Groupe Ville-Marie littérature de 2019 à 2021. Baldwin, Styron et moi est paru chez Mémoire d’encrier cet hiver. Elle est rédactrice en chef de la revue Lettres québécoises. Elle collabore aux Coops de l’information à titre de chroniqueuse en résidence jusqu’à la fin de l’année 2022.