Une mine d’or aux cheveux d’argent

Yolande Cyr est à la retraite depuis 17 ans. Curriculum vitae en main, elle s’est présentée au IGA Extra Les Saules au début de l’été. La dame de 74 ans a été embauchée sur le coup.

Yolande Cyr est à la retraite depuis 17 ans. Curriculum vitae en main, elle s’est présentée au IGA Extra Les Saules au début de l’été. La dame de 74 ans a été embauchée sur le coup.


Elle est la deuxième employée de la succursale à faire un retour sur le marché du travail.

La directrice adjointe de l’endroit, Marie-Ève D’Amour, confirme sans détour l’importance de cette main-d’œuvre d’expérience pour les épiciers. Les étudiants étant retournés sur les bancs d’école, les horaires en semaine se sont rapidement libérés.

«Nous n’en avons pas assez et on aimerait en avoir plus. Alors, s’il y avait un petit peu plus d’avantages pour encourager les gens à revenir travailler, et bien, ça nous donnerait un énorme coup de main, car j’en aurais besoin de beaucoup plus que deux.»

Au Canadian Tire sur la route du Président-Kennedy, à Lévis, la rentrée scolaire a également laissé ses marques. Durant la période estivale, la quincaillerie a pu compter sur plusieurs étudiants pour combler les horaires en semaine. Depuis, l’absence se fait sentir, déplore Charles-Alex Maranda, directeur adjoint de la succursale.

Même si certains étudiants restent en poste avec des horaires adaptés, la volonté ne suffit pas.

«On a beaucoup de jeunes qui nous amènent des curriculum vitae, mais on ne peut pas juste embaucher pour les soirs et les fins de semaine.»

Et pour combler les trous laissés par les étudiants à temps plein, l’arrivée d’une main-d’œuvre «retraitée» est plus que bienvenue. Récemment, Charles-Alex Maranda a embauché un homme de 74 ans.

«Sinon, j’en ai au moins deux ou trois qui sont dans la soixantaine. J’en ai même qui sont à temps plein, dont le monsieur de 74 ans. On aimerait en avoir plus, confie-t-il. Ce sont de bons travailleurs, ces gens-là.»

Plus tôt cette semaine, des données publiées par l’Institut de la statistique du Québec illustraient un constat tranchant: «la hausse du nombre d’heures travaillées par la direction ou par le personnel actuel sera inévitable pour plus de la moitié des entreprises». La pénurie de main-d’œuvre pourrait faire plus mal que jamais cet automne.

Des secteurs comme la restauration, l’hébergement, le commerce au détail et le tourisme souffrent tout particulièrement.

Pour contrer cette inquiétante tendance, les travailleurs âgés représentent une «mine d’or» mal exploitée, estiment les intervenants consultés par Le Soleil.

«Il est clair qu’on ne peut laisser aucun groupe de travailleurs sur les lignes de côté», lance Karl Blackburn, président et chef de la direction du Conseil du patronat.

Son organisation a d’ailleurs lancé, la semaine dernière, le projet Séduction 60-69 ans, qui vise à attirer davantage de membres dans ce groupe d’âge sur le marché du travail.

Le projet permettra de répertorier les meilleures initiatives mises de l’avant par 30 entreprises afin de créer un coffre à outils et un service d’accompagnement gratuit pour 60 autres. Une première pelletée de terre vers une visée nettement plus audacieuse.

Yolande Cyr est à la retraite depuis 17 ans. Curriculum vitae en main, elle s’est présentée au IGA Extra Les Saules au début de l’été. La dame de 74 ans a été embauchée sur le coup.

«L’objectif qu’on poursuit [pour le Québec], c’est qu’à terme, on soit capable de ramener entre 75 000 et 90 000 travailleurs de 60 à 69 ans, espère M. Blackburn. Je pense qu’il faut viser haut pour y arriver.»

En 2021, les personnes de 60 à 69 ans occupaient 9,8 % des emplois au Québec, selon des chiffres fournis par le ministère du Travail et de la Solidarité sociale. Mais la proportion de ces personnes qui occupent un emploi demeure nettement plus faible qu’en Ontario. 

À titre d’exemple, le Ministère calcule que le Québec aurait eu, l’an dernier, 77 100 travailleurs de plus si la province faisait aussi bien que sa voisine ontarienne à ce chapitre. Ça ne permet pas de combler tous les quelque 270 000 postes disponibles, mais c’est un début.

M. Blackburn entend de tristes histoires de fermeture de commerce presque tous les jours. «C’est clair que cette pénurie de main-d’œuvre, jumelée au retour des étudiants sur les bancs d’école, risque de mettre une pression qui pourrait devenir insupportable pour certains employeurs. […] On n’a pas fini d’entendre des histoires [de fermeture]. Certains vont continuer de tomber au combat.»

La période actuelle représente donc tout un défi pour les employeurs, même pour ceux qui disent s’en tirer plutôt bien dans le contexte.

«Quand arrive la fin du mois d’août, on voit que ça devient un plus gros problème, souligne Jean-Sébastien Brochu», propriétaire de cinq restaurants Benny&Co à Québec. «On sait très bien qu’au mois de septembre, on sera understaff. Nos étés se passent bien dans le contexte d’une pénurie de main-d’œuvre. C’est les 10 autres mois qui sont difficiles à combler.»

Ainsi, les aînés deviennent des bouées de sauvetage. Chez Benny&Co, on souhaite aussi en embaucher davantage. Et comme avec les étudiants, les employeurs n’ont plus le choix de faire preuve de flexibilité. Les quarts de travail de quatre heures se multiplient, les «temps plein» diminuent…

«On ne leur demanderait pas 40 heures», lance Nicolas Filiatrault, vice-président finance et administration de l’entreprise. 

«Mais un petit 15 heures peut souvent nous dépanner, nous assurer qu’un restaurant va rester en fonction.»

Cette fameuse fiscalité

Des raisons personnelles ont poussé Yolande Cyr à mener la double vie de retraitée et salariée. Psychologiquement, sa présence sur le plancher du département des fruits coupés «a un très bon effet», souligne celle ayant cumulé 25 ans dans le réseau de l’Université du Québec. Toutefois, elle craint les déductions qui pourraient s’accumuler sur sa prochaine déclaration de revenus.

«Ça me stresse un peu pour la fin de l’année. Je ne sais pas à quoi ça va ressembler, car j’ai mon fonds de pension, ma régie des rentes, ma [pension de] sécurité de vieillesse, plus le salaire. Alors, je n’ai pas pris de chance, j’ai demandé à me faire enlever plus d’impôt», explique Mme Cyr.



«Ça me stresse un peu pour la fin de l’année. Je ne sais pas à quoi ça va ressembler [...]», explique Mme Cyr.

Des inquiétudes problématiques, dénonce Stéphane Lacasse, vice-président aux Affaires publiques de l’Association des détaillants en alimentation du Québec.

«On est en campagne électorale au Québec, rappelle-t-il. On veut que le gouvernement améliore les conditions pour la main-d’œuvre expérimentée. Soit d’avoir des allégements fiscaux ou des primes directement à l’emploi.»

Tous les intervenants du milieu à qui Le Soleil a parlé espèrent voir de tels changements.

Le gouvernement du Québec a déjà adopté des mesures facilitatrices dans les dernières années, comme le crédit d’impôt pour prolongation de carrière, mais ça reste insuffisant aux yeux de plusieurs.

Voici quelques suggestions entendues plus d’une fois au fil des discussions :

› Hausser le niveau de revenu gagné sans perte fiscale

› Permettre à un travailleur de 65 et plus de ne pas contribuer au Régime des rentes

› Prolonger le délai pour qu’un retraité décide ou non de recevoir sa rente

› Rendre le crédit d’impôt pour prolongation de carrière remboursable

«Il y a déjà des facilités», reconnaît Gisèle Tassé-Goodman, présidente du réseau FADOQ, organisme dont la mission est de représenter les gens de 50 ans et plus. «Certaines mesures ont montré des résultats positifs. Mais au Réseau FADOQ, on est d’avis que les gouvernements peuvent améliorer la situation pour favoriser la rétention et le retour au travail.»

Les auteurs d’une étude publiée en juillet par la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke plaident toutefois que le retour au boulot est plus payant qu’on le croit pour les aînés.

«Si on fait le tour de la question selon les situations, dans la majorité des cas c’est intéressant de retourner travailler», constate Suzie St-Cerny, coauteure de l’étude avec Luc Godbout. «On conserve une bonne part du revenu de travail qu’on va chercher.»

Les cas présentés y sont nombreux. Mais à titre d’exemple, une personne de 67 ans ou plus ayant un revenu de retraite de 20 000 $ et allant chercher un salaire de 20 000 $ conserverait 61,5 % de ce salaire. En tenant compte du Régime des rentes, de la Pension de la sécurité de vieillesse (PSV) et des déductions fiscales, cette personne gagnerait 46 328 $ au total en travaillant, contre 34 029 $ sans emploi.

Restent les questions intangibles : combien y a-t-il de retraités qui souhaitent vraiment retourner au travail, même si c’est avantageux? Et combien de futurs retraités sont prêts à repousser leur départ?

Au Canadian Tire de Lévis, Jocelyne Gagnon, 68 ans, fait partie de cette dernière catégorie. Employée de l’enseigne depuis 1997, la dame au sourire franc pense «sérieusement» faire le saut vers la retraite. Progressivement.

Au Canadian Tire de Lévis, Jocelyne Gagnon, 68 ans, fait partie de cette dernière catégorie.

Avant de se lancer, elle souhaiterait diminuer à deux ou trois jours par semaine. Une requête dont la succursale ne se plaindra pas.

«Ça va être difficile, car j’aime encore mon travail, raconte Mme Gagnon. Physiquement, je pense que je suis rendue là, mais dans ma tête, je ne suis pas encore là.»

Son conjoint, âgé de 73 ans, travaille également, mais à temps partiel. «J’attends qu’il arrête pour arrêter, et il attend que j’arrête pour arrêter.»

Selon Gisèle Tassé-Goodman de la FADOQ, les aînés sont nombreux à souhaiter revenir sur le marché du travail ou à y rester plus longtemps que prévu.

«Certains le font par plaisir, d’autres pour demeurer actifs ou socialiser. Mais plusieurs le font aussi par nécessité, car ils ont des difficultés au niveau financier. Mais d’autres disent: je ne retournerai pas travailler, car je suis tellement taxé, je n’ai pas d’avantage à retourner sur le marché du travail.»

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Les oppositions sur la même longueur d’onde

Tous les partis d’opposition provinciaux s’entendent sur un point : le prochain gouvernement du Québec devra en faire plus pour ramener des personnes à la retraite sur le marché du travail.

S’il prend le pouvoir le 3 octobre, le Parti libéral du Québec compte doubler le montant de base du revenu exempté d’impôts pour les travailleurs de 65 ans et plus. Ce montant passerait ainsi à environ 30 000 $. Le PLQ souhaite aussi abaisser le début du congé de cotisation au Régime des rentes du Québec à 62 ans.

«On ne veut pas toucher à l’âge de la retraite, mais on veut commencer à agir avec des travailleurs qui sont un peu plus jeunes que 65 ans afin de les inciter à rester au travail un peu plus longtemps», explique Julie White, candidate libérale dans la circonscription de Jean-Talon, à Québec.

De son côté, Québec solidaire souhaite rendre remboursable le crédit d’impôt pour prolongation de carrière. Car en ce moment, «il y a une certaine iniquité», remarque l’économiste Mathieu Perron-Dufour, candidat solidaire dans Hull. «Un crédit d’impôt non remboursable, ça ne fonctionne pas tant pour les aînés qui sont à bas revenus.»

«J’espère que le futur gouvernement, le 3 octobre prochain, mettra en place [ces changements] rapidement», dit le président du Conseil du patronat, Karl Blackburn.

Cette proposition est aussi retenue par le Parti québécois et le Parti conservateur du Québec. Du côté du PCQ, on s’engage à augmenter le crédit d’impôt pour prolongation de carrière de 1500 à 3000 $ pour les 60 à 64 ans, et de 1650 $ à 5000 $ pour les 65 ans et plus. Ce crédit serait remboursable.

Tout comme Québec solidaire, le Parti québécois propose aussi de permettre l’arrêt des cotisations au RRQ pour les personnes de 65 ans et plus qui travaillent.

La Coalition avenir Québec, qui forme le gouvernement sortant, a préféré ne pas dévoiler ses intentions pour l’instant.
Une chose est sûre: plusieurs organisations attendent impatiemment de voir les actions posées par le prochain groupe qui prendra les rênes de la province. «J’espère que le futur gouvernement, le 3 octobre prochain, mettra en place [ces changements] rapidement», dit le président du Conseil du patronat, Karl Blackburn. «Car il est clair qu’on ne peut pas se permettre d’attendre bien des mois avant de régulariser la situation.»