Chronique|

Ces travailleurs qui ne peuvent pas travailler

Le permis de travail de David Balme

CHRONIQUE / David Balme a toujours rêvé de venir au Québec, il a tout laissé en France pour venir s’établir dans la capitale, pour travailler. Le développeur informatique a un boulot, mais il aimerait travailler plus encore, on manque de bras partout.


Il ne peut pas.

«Quand je me promène et que je vois toutes ces affiches “on embauche” partout et que moi j’aimerais pouvoir travailler plus et que je ne peux pas, je trouve ça contre-productif. On est en pleine pénurie de main-d’oeuvre, je suis ici, et je ne demande qu’à redonner au Québec qui m’a si bien accueilli.»

David est arrivé en octobre 2019, il travaille ici pour le même employeur en France. «Je suis d’abord venu comme visiteur d’affaires pour voir les possibilités, ça me donnait six mois. J’ai fait ma demande pour un permis de travail, je n’avais pas de nouvelles et, trois jours avant la fin de mon séjour comme visiteur d’affaires, j’ai eu la réponse, c’était refusé, j’avais trois jours pour partir.»

Il a embauché un avocat qui lui a expliqué que la demande ne devait pas être faite directement à Immigration Canada, mais de l’extérieur du pays. «Il a déposé la demande à l’ambassade du Canada en France, je crois, et il m’a expliqué que lorsque j’allais avoir mon permis, j’allais devoir sortir du pays et revenir, comme faire un aller-retour aux États-Unis, juste rentrer et sortir.»

Ça lui a coûté 2000$.

C’est comme ça que la bureaucratie fonctionne.

Bang, la pandémie est arrivée, les frontières se sont fermées. «Avec la pandémie, je n’ai pas eu besoin de sortir du pays, comme tous les autres qui étaient dans la même situation. Ça a été comme un bonus, en deux mois, tout était réglé!»

Comme quoi, quand on veut changer vite les règles, on peut.

David a obtenu un permis de travail fermé, valide deux ans, avec la possibilité de le renouveler une fois. En vertu de ce permis, il ne peut travailler que pour l’employeur pour qui les démarches ont été faites. «Si jamais ça ne fonctionne pas ou que l’entreprise cesse ses activités par exemple, la personne doit repartir».

David a 48 ans, il n’a pas d’enfants, il ne demande qu’à travailler plus. «Au début de la pandémie, quand ils demandaient des renforts dans les CHSLD, j’avais regardé pour aider, mais ce n’était pas bénévole. C’était payé et à cause de ça, je ne pouvais pas soumettre ma candidature.»

Presque depuis son arrivée, il fait du bénévolat pour la Société Saint-Vincent-de-Paul. «Je fais de la livraison de nourriture pour les personnes qui en ont besoin. Mais il me resterait encore des heures pour avoir un autre emploi, ça aiderait l’entreprise et moi je pourrais faire plus d’argent, tout le monde serait gagnant.»

Chaque fois qu’il voit passer une offre d’emploi, comme récemment pour le Festival d’été de Québec, il doit passer son tour.

Il a même envisagé suivre une formation, interdit aussi.

Il n’est évidemment pas le seul pris dans la rigidité de la machine. «Il doit y avoir des centaines, des milliers de personnes qui sont dans une situation similaire, qui ne peuvent pas travailler pour quelqu’un d’autre ou qui doivent repartir si l’entreprise ne peut plus les employer. On organise des salons à l’international à grands frais pour recruter des gens et, dans le même temps, on demande à des gens qui sont ici de partir. C’est totalement aberrant.»

Il fait partie d’un groupe Facebook «Le Québec, c’est nous aussi. C’est une association qui milite pour faciliter les démarches pour ceux qui veulent venir contribuer.»

Il plaide pour plus de souplesse. «Il faut des règles, je le comprends et c’est très important. Mais il y a des gens aujourd’hui qui doivent partir et qui voudraient rester. Pourquoi, dans le contexte de pandémie et de pénurie de main-d’œuvre on ne leur dit pas de fait “vous pouvez rester“ au lieu de devoir faire d’autres démarches qui vont venir encore engorger davantage un système qui ne fournit déjà pas»

Et puis, les temps ont bien changé. «La réalité maintenant, c’est qu’on ne vole le job à personne. Ça c’est clair. Une solution possible, ce serait d’inscrire “employeur prioritaire” comme ça tout le monde serait gagnant»

David connaît un autre Français, son beau-fils, un ingénieur en intelligence artificielle de 27 ans qui aimerait bien également venir travailler ici. «Il correspond en tous points au type de travailleurs qui est en demande. On lui a dit, “tu as un super profil, ça va être réglé en deux semaines.” Eh bien ça fait quatre mois, et rien ne bouge. J’ai même contacté le bureau du ministre [du Travail Jean] Boulet, on m’a dit qu’il devait soit se faire embaucher ici par une entreprise en France ou faire une demande de résidence permanente.»

Ça peut prendre des années.

David lui a proposé de refiler son CV à une amie qu’il connait chez Desjardins. «Il m’a dit “je ne veux pas de permis de travail fermé qui fera que mon employeur puisse avoir droit de vie ou de mort sur moi, je ne veux pas être bloqué avec une entreprise sans savoir comment ça va se passer. Si le Canada ne veut pas de moi, j'irais voir ailleurs". C’est quand même un gros pari de s’expatrier.» 

Alors le gars se tourne vers l’Australie. «La pénurie de main-d’oeuvre, c’est mondial. Un moment donné, il va falloir que le Canada soit compétitif pour aller chercher des travailleurs au lieu de leur mettre des bâtons dans les roues. Et pour venir au Québec, c’est encore plus compliqué que dans les autres provinces.» 

Certaines entreprises vont même jusqu’à faire payer à leurs travailleurs ce qu’elles ont défrayé pour les faire venir. «Il y a un gars que je connais à Trois-Rivières, il travaille dans le forage, on retient un montant chaque semaine sur sa paye pour rembourser les frais de 3400$ chargés par un cabinet.»

David est venu au Québec pour faire sa vie ici, mais il devra peut-être repartir à la fin de l’année. «Mon permis finit en décembre 2022. Mon avocat va demander un renouvellement, mais je me sens comme si on jouait à la roulette russe. Restera? Restera pas? Je ne sais pas ce qui m’attend. Ça fait presque trois ans que je suis ici et, dans cinq mois, est-ce que je devrai tout vendre et repartir?»