Commençons d’abord par rappeler quelques noms.
Les anciens présidents Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Habib Bourguiba de Tunisie, Hamani Diori du Niger et le Prince Norodom Sihanouk du Cambodge sont connus comme étant les pères de la Francophonie. Boutros Boutros-Ghali, Abdou Diouf, Michaëlle Jean et Louise Mushikiwabo se sont succédés à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie. Yasmina Khadra, Alain Mabankou, Ahmadou Kourouna et les prix Goncourt que sont Mohamed Sarr, Amin Malouf, Tahar Ben Jelloun sont de grandes plumes de la langue française, auxquelles on peut ajouter chez nous celles de Dany Laferrière, Jim Corcoran, Kim Thuy et Boucar Diouf.
Qu’ont ces personnes en commun? Elles sont assurément de grandes personnalités du monde francophone mais aucune n’a le français comme langue maternelle.
Elles sont à l’image de l’espace francophone qui s’est complètement transformé au cours des dernières décennies.
Au début des années 1960, la population francophone est bien campée au Nord - à plus de 90% - et elle se compose alors essentiellement de gens dont le français est la langue maternelle. Ce n’est plus le cas en 2022: près de 60% des 321 millions de francophones se trouvent au Sud où très peu ont le français comme langue maternelle. Comme je l’ai souligné à plusieurs occasions: on nait de moins en moins francophone mais on le devient de plus en plus.
Ces 321 millions de personnes habitent ce que nous nommons la galaxie francophone, à l’intérieur de laquelle on a circonscrit un sous-ensemble de territoires, la planète «naître ou vivre en français», qui regroupe celles et ceux qui sont exposés à la langue française au quotidien. Le nombre de francophones sur cette planète a crû de 55 millions de 2010 à 2022, dont 50 millions (91%) sur le continent africain, confirmant le déplacement du centre de la Francophonie de l’Europe vers l’Afrique.
Or, c’est le plurilinguisme qui caractérise d’abord les régimes linguistiques d’Afrique francophone. Une étude que nous venons de publier montre qu’entre 75% et 98% des populations d’une trentaine de villes d’Afrique francophone déclarent maîtriser deux langues ou plus. Les contextes sont variés mais le français est omniprésent.
L’exemple d’Abidjan est éloquent puisque 90% de la population déclare parler le français le plus souvent au travail. À la maison, le français est utilisé comme unique langue par 20% des Abidjanais alors que 70% déclarent utiliser le français et une langue ivoirienne.
Ce schéma caractérise aussi, avec quelques variantes, les grandes métropoles d’autres pays: Bénin, Cameroun, Congo, Gabon, etc. Ailleurs, le français est moins présent mais fait figure de langue partenaire, avec le wolof au Sénégal, le bambara au Mali, l’arabe au Maghreb et ce, tout en étant très souvent la langue principale d’enseignement du primaire à l’université.
C’est donc l’école qui est devenue le principal lieu de transmission de la langue française dans l’espace francophone, une langue qui se déploie ensuite dans les médias écrits, dans les parlements et à travers l’affichage dans les rues grouillantes de ces grandes villes d’Afrique francophone.
Il n’est pas inutile de rappeler que c’est de ce continent d’où proviennent de plus en plus les immigrants francophones du Québec et du Canada. Le plurilinguisme chez ces francophones n’est donc pas une fiction comme certains démographes veulent le laisser croire. Il apparaît clair que la langue maternelle est un indicateur que l’on doit continuer à recueillir dans les enquêtes et recensements, mais cette information est nettement insuffisante pour définir qui est francophone.
Enfin, on répète sans cesse que le Québec est entouré de plus de 300 millions d’anglophones en Amérique. Pourquoi ne pas tenter de rapprocher le Québec de ces millions de francophones de la planète qui sont parfois assez loin mais à portée d’un clic ou d’un Zoom?
Favoriser les échanges avec ces autres francophones de la planète? Et plus encore, est-il possible, surtout, de cesser de créer des obstacles à celles et ceux qui souhaitent étudier ici, découvrir le Québec et, pourquoi pas, y vivre et fonder une famille? Il est sûrement temps de relancer cette idée d’un visa francophone qui faciliterait la mobilité à travers cette galaxie.
Pierre Bourgault écrivait en 1997: «Aujourd’hui, nos enfants de toutes origines se retrouvent dans notre langue commune et savent que le français, s’il nous isole en Amérique du Nord, nous ouvre aussi tous les horizons à travers le monde.» Les horizons que forment maintenant plus de 320 millions de francophones sur plusieurs continents.
L'auteur est professeur titulaire et directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, Université Laval.