Un demi-siècle après le biopic soviétique d’Igor Talankine (1969) et la Symphonie pathétique de Ken Russell (1971), le film explore pendant 2h23 la vie et les souffrances d’Antonina Milioukova (incarnée par une découverte, Alena Mikhailova).
D’une facture bien plus classique et moins foutraque que La Fièvre de Petrov, en compétition l’an dernier, mais sans retrouver l’en train de Leto (2018), sur le rock soviétique, le film est porté par un véritable souffle romanesque et une réalisation brillante.
«Ce n’est pas un biopic, il n’est pas le personnage principal. C’est un film sur quelques épisodes de sa vie et sur une femme qui était obsédée par lui», expliquait déjà à l’AFP Kirill Serebrennikov lors d’un entretien mené en avril à Berlin, où il est désormais installé.
«Ça montre sa version des évènements et c’est intéressant, car Antonina Milioukova est un personnage complètement oublié», poursuit le réalisateur pour qui ce film est le «début d’un long voyage» dans l’univers du compositeur du «Lac des Cygnes».
«Un terrible mensonge»
Il y a quelques années, alors que Serebrennikov cherchait un financement public pour ce film, l’ex-ministre de la Culture Vladimir Medinski (actuellement chef de la délégation russe aux négociations avec l’Ukraine), «voulait que nous suivions la version soviétique» de la vie du compositeur, raconte-t-il. «Or ce film est un terrible mensonge».
En Russie, «Tchaïkovski est un monument qui n’a pas souffert, qui n’a pas eu de vie privée», précise-t-il. Pour lui, sa vie intime reste «inconnue des Russes tout comme (celle de) Tchekhov, Dostoïevski ou Tolstoï».
Si l’homosexualité du compositeur était connue depuis longtemps, des passages de lettres de Tchaïkovski, publiés sans censure pour la première fois en 2018, dévoilaient ses chagrins d’amour ou ses désirs pour des hommes.
«J’ai rencontré un jeune d’une beauté saisissante (...) après notre promenade, je lui ai proposé de l’argent qu’il a refusé», écrit-il en 1880 à son frère Modeste, également homosexuel et librettiste de son opéra La Dame de Pique. La même année, il décrit son serviteur Alexeï Sofronov, son amant puis fidèle ami, comme «une créature angélique» dont il aimerait être «l’esclave, le jouet, la propriété».
Ces passages avaient été censurés après sa mort, d’abord par ses frères puis à l’époque soviétique. «Jusqu’à présent, beaucoup de gens n’y croient pas et considèrent que c’est une tentative de ternir la réputation du meilleur compositeur russe», affirme à l’AFP Marina Kostalevsky, professeure de russe au Bard College à New York qui a co-publié le recueil de lettres.
«Être normal»
D’après elle, Tchaïkovski s’est marié avec Antonina Milioukova, ancienne élève du Conservatoire de Moscou, car «il voulait être normal aux yeux de la société».
Mais le compositeur «s’est rendu compte rapidement de son erreur (...), il a décrit à son frère Anatoli combien c’était une torture d’être avec elle et qu’il trouvait sa proximité physique révoltante», explique Marina Kostalevsky. Il tente même de se suicider dans une rivière glaciale.
Et Antonina Milioukova? Longtemps, les biographes lui ont imputé toute la souffrance de Tchaïkovski, la qualifiant de folle — lui-même l’a qualifiée de «vipère» —, mais aujourd’hui les recherches sont plus nuancées.
Dans Antonina Tchaikovskaya: Histoire d’une vie oubliée, de Valery Sokolov, l’auteur «tente de montrer qu’elle n’était pas ce monstre décrit par certains biographes», indique la Pr Kostalevsky. La vie d’Antonina, qui a fini dans un hôpital psychiatrique, «a été complètement détruite».
Malgré la brièveté de leur cohabitation — ils ne divorceront jamais — c’est à cette période que le compositeur créa l’un de ses chefs-d’oeuvre, l’opéra «Eugène Onéguine», influencé par cette relation impossible.