«Notre mission est de faire de la recherche pour que les démocraties gagnent la guerre de l’information», lance d’emblée en entrevue le directeur du Centre d’excellence de l’OTAN pour la communication stratégique (STRATCOM) situé à Riga en Lettonie, Janis Sarts.
«Regardez en Ukraine… l’information a toujours été importante dans les guerres, mais parce que nous vivons dans une ère de l’information, c’est devenu encore plus critique dans les conflits. Plus que jamais.»
Chargé de projets au STRATCOM de Riga, le lieutenant-colonel Yves Desbiens est aussi catégorique: le phénomène de la désinformation dans le but d’influencer l’opinion publique est une problématique «qui s’accélère » de plus en plus.
«On voit de moins en moins de guerres conventionnelles, il y a beaucoup la guerre de l’information ou la guerre cognitive qui permet d’influencer des individus ou des groupes d’individus pour en soutirer un avantage tactique», mentionne le lieutenant-colonel originaire de Bécancour, près de Trois-Rivières.
«Nos démocraties sont attaquées constamment. Il faut se prémunir contre la désinformation, contre les ‘’Fake News’’ et l’interférence»,
Ces tactiques de communication visent à attiser la colère, faire naître la haine, induire la division et même influencer les résultats d’élections des sociétés démocratiques, comme on l’a vu lors des élections américaines de 2016 ou lors du référendum sur le Brexit.
«Il faut en être conscients pour se prémunir contre ces types de désinformation», précise le lieutenant-colonel Desbiens.
«Nos ennemis utilisent la désinformation dans un but précis, qui est de nous attaquer pour nous nuire et nous faire mal. Et les tactiques qui sont utilisées violent les lois et règlements. Nous sommes confrontés à ça tous les jours.»
Préparer les invasions
L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a aussi été un exemple probant de l’utilisation de ces stratégies pour influencer l’opinion et justifier l’invasion. «Durant des années, il y a eu des opérations tant à l’intérieur de la Russie qu’à l’extérieur pour légitimer l’attaque», précise le lieutenant-colonel de l’armée canadienne.
«Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas de frontière à la guerre de l’information. Ça se joue partout, même à l’intérieur de nos sociétés démocratiques.»
Le même processus de désinformation et de contrôle de l’opinion a été utilisé par Moscou des années avant l’invasion de l’Ukraine, confirme Yves Desbiens. «La Russie l’a fait bien avant son entrée en scène en 2014 en Crimée et bien avant l’invasion de l’Ukraine en février. Ça fait des années que la désinformation et le contrôle de l’information avaient débuté», mentionne-t-il.
De nombreuses études du Centre d’excellence de l’OTAN en communications stratégiques démontrent régulièrement que la grande majorité des usines à bots (Bots Farms), près de 80 %, sont en Russie. Il s’agit de plateforme d’intelligence artificielle capable d’envoyer des messages construits en fonction de l’internaute visé à l’aide d’algorithmes développés pour influencer les opinions.
«C’est le reflet de l’importance que prend la guerre d’information dans les conflits d’aujourd’hui», note le lieutenant-colonel Desbiens.
Le Kremlin, maître des marionnettes
Les conséquences de la désinformation russe sont encore plus palpables au sein de sa propre population et les populations russophones qu’on retrouve dans plusieurs pays de l’ex-URSS, dont la Lettonie. Près de 36 % des habitants de Riga, la capitale lettone, sont d’origine russe.
«On peut dire que le Kremlin a été capable de saisir l’esprit des russophones et les amener dans un sentier où la réalité n’a rien à voir avec la vérité ou les faits», mentionne M. Sarts.
«Et bien sûr, comme l’histoire nous l’a appris, lorsqu’ils croient qu’attaquer leurs voisins est légitime, que de prendre le territoire est une bonne chose à faire, qu’ils sont exceptionnels, qu’ils ont un droit privilégié… c’est un mélange très dangereux.»
La propagande russe et ses modes de fonctionnement rappellent constamment, soutient le directeur du Centre d’excellence de l’OTAN, le monde décrit dans 1984 de George Orwell.
Les groupes terroristes
Dans la mire d’Yves Desbiens, on retrouve aussi une étude sur les stratégies de communication déployées sur le terrain dans la région du Sahel. Cette recherche est même menée conjointement avec l’Université de Sherbrooke.
«On vise quatre pays pour commencer pour connaître qui sont les principaux acteurs terroristes et de quelle façon ils s’y prennent pour communiquer leurs messages», explique-t-il.
«On définit aussi leur public cible, leurs objectifs et de quelle façon ils y parviennent. […] On retrouve dans ce secteur Daech ou encore des groupes militaires dissidents ou des groupes criminels organisés. L’idée est d’établir sur la ligne du temps des tendances, des modèles, qui vont nous permettre de mieux comprendre nos adversaires. Si on comprend leur modus operandi, on est capable de mieux se protéger.»
Multiplication des plateformes, multiplication des champs de bataille
La multiplication des plateformes de communication, dont les médias sociaux, complexifie l’analyse des communications stratégiques, avoue Yves Desbiens. Des équipes de programmeurs développent d’ailleurs constamment des logiciels et l’intelligence artificielle afin de mieux analyser les métadonnées.
«Ce sont des projets qui sont laborieux, mais ça l’a un gros impact sur nos projets de recherches», assure le lieutenant-colonel.
La Russie, la Chine et certains groupes terroristes savent aussi très bien «exploiter les failles de ces logiciels».
«Il y a aussi toujours de nouvelles applications et technologies qui demeurent à être connues et comprises. Ce n’est pas parce qu’une technologie ou une application est développée pour un mandat précis qu’elle va être utilisée uniquement pour ça par nos ennemis», note le militaire canadien.
«C’est constamment le jeu du chat et de la souris.»
L’OTAN, par ces centres d’excellence en communication stratégiques, a aussi la collaboration des grands joueurs de l’industrie. Et cela est essentiel, car il est très difficile, voire impossible, de légiférer «lorsque certains ne jouent pas selon les mêmes règles de jeux».
«On va se le dire, dans nos adversaires, il y a beaucoup de groupes criminels et de groupes terroristes qui ne respectent pas les mêmes règles que nous. Alors comment fait-on pour les traduire en justice? », affirme Yves Desbiens qui précise alors qu’il est plus efficace de demander aux grandes entreprises de «modifier leur processus de sécurité».
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«Ou au moins, les conscientiser. Mais il y a beaucoup de travail à faire à tous les niveaux.»
Ouvrir les consciences des internautes
Les internautes peuvent faire une grande différence dans la lutte à la désinformation, estime le lieutenant-colonel Desbiens, notamment en évitant de relayer sur les médias sociaux des informations non validées par des sources crédibles, dont les grands médias occidentaux qui doivent respecter des règles strictes de déontologie.
«Tous les acteurs sont touchés par ça, soit les organisations non gouvernementales, les entreprises, les individus et les gouvernements», fait valoir le lieutenant-colonel Yves Desbiens.
«C’est un enjeu de société et de sécurité nationale.»
«Nous avons un mandat de dissuader [la Russie] et de défendre la Lettonie. On prend ça vraiment à cœur d’avoir un niveau de préparation très élevé pour être capable de déployer les troupes, si jamais le besoin est là», explique en entrevue le lieutenant-colonel Daniel Richel, commandant du Groupement tactique de l’OTAN en Lettonie et commandant du premier bataillon du Royal 22e Régiment du Canada basé à Valcartier.
«Évidemment, avec la guerre en Ukraine, ça nous permet d’adapter nos procédures et continuer à nous entraîner. On voit que la menace russe est réelle dans la région.»
Dès qu’on franchit les portes de la base d’Adaži, l’aspect multinational des lieux est frappant. Des soldats polonais, norvégiens et espagnols s’entraînent avec des militaires slovaques et lettons. Signe d’une certaine intensification de la présence militaire de l’OTAN dans les pays frontaliers avec la Russie, des contingents de soldats américains – avec leurs imposants équipements militaires – et danois se sont ajoutés ces dernières semaines.
«Nous avons neuf nations sur place. Et les coordonner tous ensemble, ça peut poser certains défis. […] Tout le monde, ou presque, travaille dans leur deuxième langue. Et chaque nation vient avec des équipements différents et ses propres systèmes de communication», avoue le lieutenant-colonel Richel.
«Le fait qu’on travaille tous dans notre deuxième langue, incluant les Canadiens, car actuellement ce sont des Québécois qui sont ici, on est tous égaux et sur la même longueur d’onde. […] Mais étant tous des soldats, on a la volonté de travailler en commun. Et ça ne prend vraiment pas beaucoup de temps pour qu’on réussisse à travailler ensemble, dans la même direction.»
«Merci de garder notre pays en sécurité »
Lorsque le journaliste du Nouvelliste, publication membre de la grande famille de la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2I), s’est rendu sur la base d’Adaži, le chauffeur de taxi letton n’avait que de bons mots pour les soldats internationaux, particulièrement envers les Canadiens.
«Merci de garder notre pays en sécurité», a-t-il dit en pensant avoir affaire à un militaire.
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Ce commentaire formulé par un homme qui a connu la domination soviétique est loin d’être anodin, estime le commandant du groupement tactique. La présence multinationale de l’OTAN en Lettonie est généralement bien vue par la population locale, assure-t-il.
«On sent que la population est favorable à notre présence. Et cet appui est augmenté depuis le 24 février, jour de l’invasion russe en Ukraine, quand elle a vu aussi que c’est une menace réelle», souligne le lieutenant-colonel Richel.
«La population locale a beaucoup souffert des différentes guerres. Ils nous voient comme des alliés. Des générations encore vivantes ont vécu ces périodes difficiles.»
«Nos soldats sont vraiment sur la “coche”.»
Le contingent canadien est principalement constitué de militaires de la base de Valcartier, membres du Royal 22e Régiment, du 12e Régiment blindé du Canada et du 5e Régiment de génie de campagne.
«Ce sont des unités de Valcartier qui sont affectées à plusieurs fonctions du groupement tactique», précise leur commandant.
Après cinq mois de mission, les troupes du Québec seront relevées en juin par des militaires basés à Edmonton. Même si le moment du retour au pays approche, chaque soldat avoue essayer de ne pas trop y penser pour se concentrer sur leur mission.
«Nous sommes très fiers de nos troupes durant ce déploiement. Elles démontrent ce que le Canada peut faire au sein de l’OTAN. Nous sommes une force crédible avec un bon leadership. Et nos soldats sont vraiment “sur la coche”», conclut-il.