La violence conjugale a duré des années.
Il y avait les insultes aussi, les viols au beau milieu de la nuit alors qu’elle dormait. «Le matin, il me disait : “tu ne t’es pas débattue, hein?”» Mais son bourreau a eu, surtout, une emprise complète sur elle. «Il arrivait à me faire croire que tout était de ma faute, même lorsque j’ai fait une fausse couche.»
Il y avait les excès de colère aussi, qu’un oui ou un non pouvait déclencher. «Je faisais toujours attention pour ne pas qu’il se choque.»
Marjo avait 18 ans quand ils ont commencé à sortir ensemble – il en avait le double –, elle est vite tombée enceinte. «Quand on s’est rencontrés, j’étais aux études et j’habitais chez mes parents. Il a vite voulu que je lâche les études, il disait que ma place était à la maison. Quand on a déménagé ensemble, il a commencé à être plus méchant.»
La violence psychologique qu’elle a subie était telle que son cerveau a effacé de grands bouts. «J’ai vraiment beaucoup de trous de mémoire. Je me suis fait raconter des choses dont je ne me souvenais pas du tout. J’étais prise là-dedans, j’avais l’impression que je ne pouvais pas en sortir. Les gens ne peuvent pas savoir comment on se sent. J’étais isolée, j’étais dans une situation de dépendance totale.»
C’est ce qu’il voulait.
Alors qu’elle devait rester cloîtrée à la maison avec leurs enfants, monsieur, lui, partait travailler, vaquait à ses occupations, se tapait sa patronne. Il ne regardait pas à la dépense, en s’endettant au point de devoir déclarer faillite. Avec sa prestation d’aide sociale et ses allocations, Marjo subvenait au besoin de leurs enfants. «Il fallait aussi que j’achète ses vêtements à lui.»
Deux fois, ils ont dû quitter leur logement, monsieur n’avait pas payé le loyer. «Je l’apprenais quand on se faisait mettre dehors.»
Il lui a fallu presque 10 ans pour s’extirper de son calvaire, entre autres grâce au mouvement #moiaussi qui lui a donné, en 2017, le courage pour reprendre le contrôle de sa vie. «J’avais toujours voulu travailler, mais il me l’empêchait. À la seconde où je l’ai quitté, j’ai commencé à travailler. Je me suis trouvé un emploi dans un dépanneur, j’ai tout mis ma vie en ordre. Un moment donné, j’ai eu 600 $ à payer en impôts, je l’ai fait en un seul versement.»
Elle élève seule ses trois enfants.
Il lui a fallu deux ans pour régler les procédures de divorce, elle a acheté la paix en n’invoquant pas la violence conjugale. «Mon avocate m’a dit qu’il s’obstinerait trop. Je lui ai demandé si on pouvait séparer nos dettes, elle a dit : “non, les dettes, c’est solidaire“.» Marjo s’est rendu compte que son ex avait des dettes un peu partout, autant à la garderie qu’au dépanneur du coin.
Dans leurs dettes «solidaires», il y avait aussi 10 000 $ réclamés par l’aide sociale. «Je recevais un chèque et lui, il travaillait. C’était son mode de vie d’être sur l’aide sociale et de travailler. Il m’a amenée dans ça en me laissant penser que c’était quasiment normal. Il avait eu des dettes d’aide sociale avant d’être en couple avec moi.»
Quand elle a reçu la réclamation en 2014, elle avait 90 jours pour contester la décision. «C’était écrit que je pouvais contester, mais j’étais dans un état où je n’aurais jamais osé le faire devant lui.» Même si c’était lui, en somme, qui avait profité de l’argent et qui, de surcroît, l’obligeait à vivre de l’aide sociale.
À partir de ce moment-là, ses prestations ont été amputées chaque mois de plus de 100$ pour rembourser la dette.
Ce qu’elle ne savait pas, et ce qu’elle a appris cette année en fouillant sur le site web du ministère de la Solidarité sociale, c’est qu’il existe une clause permettant aux victimes de violence conjugale de demander une révision dite hors délai. «Si on démontre qu’il avait de la violence et qu’on n’était pas en mesure de demander une révision dans les 90 jours, on a le droit de contester et de faire enlever la solidarité de la dette. Personne ne m’a jamais parlé de cette clause-là, je ne savais pas qu’elle existait. En fait, à ce moment-là, je ne réalisais même pas que je vivais de la violence conjugale.»
Marjo a donc fait une demande de révision hors délai, a dû produire des preuves pour démontrer qu’elle vivait avec un conjoint violent, des textos d’insultes, même des lettres de ses parents. «Il a vraiment fallu que je démontre ce que je vivais, ils ont beaucoup insisté là-dessus, et c’est correct.»
Elle a quand même dû, pour ça, se replonger dans ses années d’enfer.
Parce que la dette court toujours, l’État lui impose des versements mensuels de 200$ en plus de saisir l’argent qu’elle devrait toucher en remboursements d’impôts. «C’est comme si le gouvernement passait par moi pour récupérer l’argent, comme si je remboursais la dette de mon ex indirectement. Je leur ai versé au moins 13 000 $ et ils me disent que je dois encore presque 4000 $, à cause des intérêts.»
Plus encore : «C’est comme s’il continuait à m’utiliser. Je paye à sa place et lui, il s’en sort. Je sers juste à payer sa dette.»
Le 3 mai, elle a reçu du ministère de la Solidarité sociale la réponse à sa demande de révision hors délai. C’est non. «Bien que sensible à votre situation, les explications que vous avez fournies ne démontrent pas que vous étiez dans l’impossibilité d’agir dans le délai prévu. De plus, l’ignorance d’une disposition législative ne peut être invoquée pour justifier l’impossibilité d’agir.»
Elle devra maintenant se tourner vers le Tribunal administratif du Québec, qui pourrait réviser cette décision.
À 30 ans, elle reçoit ce refus comme un prolongement de la violence conjugale qu’elle a subie. «Je ne peux pas croire qu’il n’ y a pas quelqu’un qui pourrait dire : “je pense qu’elle a assez payé”. Je m’en suis sortie toute seule, je n’ai jamais demandé d’aide et la fois où j’en demande, on refuse. C’est dur, c’est encore plus frustrant quand on voit les annonces qu’ils font à la télévision pour dire qu’ils veulent aider les femmes victimes de violence conjugale.»
Marjo est en train de reprendre sa vie où elle l’a laissée lorsqu’elle a rencontré son bourreau. «Je suis retournée aux études en secrétariat, je vais avoir un meilleur salaire, une plus belle vie. Mais je garde des séquelles de toutes ces années, j’ai peur des hommes, peur qu’on profite de moi.»
En racontant son histoire, elle veut surtout éviter à d’autres de se battre contre une bureaucratie qui n’a pas d’états d’âme. «Je veux éviter à d’autres ce que je suis en train de vivre, de se voir refuser une demande pour des raisons administratives. Je sais que je ne suis pas la seule dans cette situation-là.»