Vers une détection précoce des «grandes maladies mentales»?

C’est un jeu qui, souvent, amuse beaucoup les enfants : reconnaître des objets qu’ils ont vus uniquement en les touchant. Mais pour des chercheurs de l’Université Laval, il y aurait possiblement dans ces petits jeux une nouvelle manière de détecter précocement les «grandes maladies psychiatriques» — schizophrénie, trouble bipolaire et dépression majeure.


Les enfants de gens souffrant de ces maladies semblent en effet avoir un peu plus de mal que les autres à transférer les informations obtenues par un sens vers un autre sens, comme reconnaître au toucher un objet qu’on a déjà vu. C’est du moins ce qui ressort de résultats (encore très préliminaires, il faut le souligner) qui ont été présentés lundi lors du congrès annuel de l’ACFAS, qui a lieu cette semaine à Québec.

«Il y a des travaux en neuroimagerie qui ont montré que chez les enfants à risque [ndlr : dont au moins un des parents souffre d’une de ces trois maladies mentales], il y a des altérations dans la maturation du cerveau. Dans le cerveau, il y a des systèmes excitateurs et des systèmes inhibiteurs, et ça prend un équilibre entre les deux pour traiter l’information sensorielle [qui est une forme d’excitation] de manière appropriée. C’est en intégrant l’information de plusieurs sens qu’on peut se faire une image du monde qui est fidèle», explique Dr Pierre Marquet, clinicien-chercheur en psychiatrie de l’Université Laval.

Lui et son équipe se sont donc demandé si les enfants de ces patients avaient la même facilité que les autres pour le «transfert modal», soit la capacité de se servir d’informations acquises grâce un sens avec les autres sens. Ils ont donc recruté 25 enfants (9-15 ans) à risque pour le trouble bipolaire ou la schizophrénie, 27 pour la dépression majeure récurrente et 29 dont aucun des parents ne souffrait d’une de ces maladies. Tous les participants ont complété trois séries de 12 tests : l’une n’impliquait que le sens du toucher (ex. : on leur présentait d’abord une sphère, puis ils devaient reconnaître la même forme mais avec un «distracteur», comme une forme de beigne autour de la sphère), une autre consistait à tâter des objets puis à les reconnaître sur des images, et une troisième série demandait de regarder des objets sur vidéo, puis de les reconnaître uniquement par le toucher.

Pour les deux premières, les enfants «à risque» n’ont montré aucune différence significative avec les autres. Mais ils se sont avérés moins aptes à reconnaître par le toucher ce qu’ils avaient vu auparavant : alors que les «enfants contrôle» (sans parent atteint) y réussissaient en moyenne 10 fois sur 12, les enfants à risque n’y parvenaient qu’entre 9 et 9,3 fois, et l’écart était encore plus grand chez les plus vieux de 13 à 15 ans (8,9 vs 10,5).

«Ce qu’on croit, c’est que la tâche T-V (information d’abord tactile, et ensuite visuelle) est une chose qu’on utilise continuellement dans la vie quotidienne, dit le chercheur Martin Roy, qui a présenté l’étude lundi avec Dr Marquet. Si je prends un crayon dans ma poche, par exemple, je me trouve à le toucher d’abord, et ensuite à le regarder, alors c’est une chose qu’on fait tout le temps. À cause de cela, on pense que c’est une faculté qui ne s’améliore pas avec l’âge, parce qu’elle est presque innée, et ce serait pour ça qu’on n’a pas observé de différence pour cette tâche-là. Mais l’inverse, le fait de voir d’abord et ensuite reconnaître grâce au toucher, c’est beaucoup plus rare qu’on fait ça, alors c’est moins naturel, et ça va s’améliorer avec l’âge. Et c’est ce qu’on voit dans nos recherches : les enfants à risque ne s’amélioraient pas avec l’âge, mais les autres, oui.» 

«Mais on n’a pas encore assez de données, ajoute-t-il cependant. Il faudra voir si les jeunes à risque vont éventuellement rattraper les contrôles.» Et aussi si les participants qui obtenaient les moins bons scores ont plus de chance de développer ces maladies — mais cela prendra encore plusieurs années de suivi.

Dr Marquet insiste d’ailleurs sur ce point : on est encore très, très loin d’une utilisation clinique. Il faudra d’abord répéter l’expérience sur de plus grands échantillons afin de confirmer (ou d’infirmer) ces premiers résultats, ce qui va prendre du temps. Et c’est seulement par la suite qu’on pourra commencer à songer plus sérieusement à des applications concrètes. (À ce sujet, d’ailleurs, notons que son labo est à la recherche de participants de 6 à 24 ans pour le groupe contrôle. Pour info : https://jeparticipe.science/

Mais il vaut certainement la peine de mener ces futurs travaux, estime Dr Marquet, car ils pourraient permettre d’identifier plus précisément qu’on le fait maintenant les enfants qui sont plus à risque. «Ces anomalies ne représentent pas la maladie elle-même, mais plutôt une vulnérabilité. (…) L’intérêt, c’est que ces signaux sont présents avant que la maladie ne se déclare, et qu’ils sont stables, contrairement à certains symptômes, comme les hallucinations, qui ne surviennent que dans les épisodes de crise.»