Des parents s’appauvrissent quand leur enfant est placé par la DPJ

Quand un enfant est pris en charge par la DPJ, l'allocation canadienne pour enfants est retirée à ses parents.

Stéphanie (nom fictif) recevait environ 975 $ par mois à titre d’allocation canadienne pour enfants. Quand ses deux enfants ont été placés temporairement par la DPJ, ce chèque lui a été retiré. Les sommes ont plutôt été dirigées au centre jeunesse. À 100 %. Même quand la mère a retrouvé la garde de son fils et de sa fille trois semaines par mois.


«Je continuais de subvenir aux besoins de mes enfants, de payer les vêtements, l’accès aux soins de santé, dit-elle. Pourquoi le centre jeunesse gardait 100 % de l’allocation alors que les enfants étaient chez moi 75 % du temps? À quoi utilisait-il cette somme?»

Les frais fixes, dont le loyer d’un appartement assez grand pour offrir une chambre à chacun des enfants, continuaient évidemment d’être facturés malgré le placement.

«J’ai perdu énormément d’argent avec ça. Ce sont les familles pauvres qui sont les plus touchées», dit Stéphanie, qui rapporte avoir été expulsée de son logement après avoir vu son allocation retirée.

Je n’avais pas d’argent pour payer un déménageur ou pour entreposer mes meubles. Je suis partie avec mes vêtements, mon ordinateur et les photos de mes enfants.



Lorsqu’un enfant est placé dans un centre jeunesse ou une famille d’accueil, même quelques jours par mois, ses parents ne reçoivent plus l’allocation canadienne pour enfants. Celle-ci change alors de nom, pour devenir l'allocation spéciale pour enfants, et est versée en totalité au centre jeunesse.

Si Stéphanie a retrouvé la garde complète de ses enfants et que les versements ont repris, elle dénonce que les allocations soient totalement retirées aux familles lors d’un placement temporaire à la DPJ.

Les allocations canadiennes pour enfants contribuent à payer certains frais de base, comme le logement, le transport et l'épicerie. 

Une rencontre avec le ministre

Avec d’autres parents, elle a interpellé la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles dans l’espoir de faire pression sur le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant. L’organisateur communautaire à la clinique, Stéphane Defoy, demande d’ailleurs une rencontre avec le ministre dans les plus brefs délais. C’est que l’allocation spéciale pour enfants destinée aux centres jeunesse est versée par le fédéral, mais gérée ensuite par les CISSS et les CIUSSS, de compétence provinciale.

Souvent, la première critique des centres jeunesse envers les parents, c’est: vous n’avez pas les moyens financiers suffisants pour ravoir vos enfants. Donnons-leur une chance en continuant de leur verser l’allocation canadienne pour leur permettre de vivre dans la dignité avec leurs enfants.

«On prône la réintégration de l’enfant dans sa famille : donnons les meilleures conditions aux parents pour que ça se réalise», ajoute M. Defoy.

Pour Jean (nom fictif) de Sherbrooke, le retrait de l’allocation représente une perte de 30 % de son revenu. «J’ai des dépenses que je ne peux pas réduire, et il y a des frais qui viennent avec la famille d’accueil. Il y a entre autres des frais de garde pour l’école, des factures pour l’orthopédagogue. J’ai réorganisé mon budget six fois pour réduire toutes mes dépenses.»

Caroline (nom fictif) craint pour sa part que l’argent versé au centre jeunesse ne serve pas à subvenir aux besoins des enfants. Ses trois enfants étant placés, elle ne reçoit plus l’allocation. «Pour nous, ça fait une base, surtout quand on est dans une situation précaire. Avec cet argent, je payais le loyer, la nourriture et j’en gardais une partie pour les activités supervisées, pour acheter des choses aux enfants. Le but n’est pas de profiter du système. On a besoin de cet argent-là.»



Action collective en Cour suprême

Le cabinet Lex Group Avocats s’adresse à la Cour suprême afin d’intenter un recours collectif contre le gouvernement du Canada. Il argue que l’allocation canadienne pour enfants ne devrait pas être retirée aux parents si le centre jeunesse n’a pas la charge de l’enfant pour une période plus importante que les parents.

«Les gouvernements du Québec et du Canada se renvoient la balle, plaide l’avocat David Assor. Ce n’est pas correct pour les parents. Ils ont besoin de cet argent pour subvenir aux besoins de leurs enfants, même s’ils les ont à temps partiel. Si l’enfant est dans leur maison plus de 50 % du temps, il devrait y avoir un calcul. On demande que l’Agence du revenu du Canada fasse enquête pour savoir si le centre subvient aux besoins de l’enfant de façon plus grande que les parents.»

Stéphane Defoy souhaite qu’on évite d’établir des pourcentages sur la base du temps que l’enfant passe dans sa famille. «Si le placement prévoit un retour progressif, on devrait laisser l’allocation aux parents dans les deux premières années pour assurer des conditions gagnantes au retour à la maison. On veut éviter que des jugements établissent volontairement un retour progressif qui éviterait le versement de l’allocation aux parents.»

David Assor, avocat pour Lex Group Avocats

L’avocat David Assor affirme que l’Agence du revenu du Canada ne demande aucun jugement de garde avant d’approuver le versement de l’allocation spéciale aux centres jeunesse. «D’après nous, le centre n’a qu’à remplir un formulaire et celui-ci n’est pas vérifié comme il devrait l’être. Il est approuvé automatiquement.»

Une requête d’action collective avait déjà été déposée devant la Cour fédérale, en 2020. Le juge Sébastien Grammond avait rejeté la demande, affirmant qu’elle relevait de la Cour canadienne de l’impôt. M. Assor prétend que cette cour n’a pas les compétences pour entendre des actions collectives.

Le jugement comporte quand même des nuances. «Lors d’une réintégration progressive, l’enfant séjourne périodiquement chez ses parents, même si l’intervention de l’organisme de protection de la jeunesse n’est pas terminée. Dans une telle situation, un soutien financier adéquat peut être essentiel pour permettre aux parents d’assumer la garde de l’enfant tout en mettant fin à la situation qui a entraîné l’intervention de l’organisme», écrit le juge.

Priver les parents de l’allocation canadienne pour enfants dans ces circonstances paraît alors contre-productif.

Il ajoute que «même si l’action envisagée ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale, elle soulève certaines questions d’intérêt public».

Ce jugement a été maintenu en Cour d’appel fédérale en novembre 2021, si bien que Lex Group Avocats se tourne désormais vers la Cour suprême.

Une demande pour un recours collectif a été déposé à la Cour suprême du Canada par Lex Group Avocats.

Compréhension différente

Sur le terrain, les CISSS et CIUSSS consultés par les Coops de l’information disent tous appliquer les règles du ministère québécois de la Santé et des Services sociaux, même s’ils en fournissent une compréhension différente.

Le CIUSSS de l’Estrie indique ne pas réclamer l’allocation spéciale si la prise en charge d’un enfant dans une famille d’accueil, un centre de réadaptation ou une famille d’accueil de proximité est «intermittente». On précise toutefois que l’allocation spéciale pour enfants est réclamée en entier pour un placement en continu «mais pas jusqu’à la majorité».

Jean, qui relève du CIUSSS de l’Estrie, a pourtant vu son allocation coupée malgré un plan de réintégration de ses enfants en vigueur depuis mars.

Dans la Capitale-Nationale, on soutient qu’un enfant ne peut jamais être «partiellement» retiré à sa famille, donc que la responsabilité de la situation légale de l’enfant est transférée à la DPJ. Les prestations, qui servent à payer les frais reliés aux placements des enfants, sont donc entièrement encaissées par le centre jeunesse jusqu’à ce que l’enfant retourne de façon permanente dans sa famille.

« Il n’y a pas de disposition prévoyant une répartition différente des versements de l’allocation », ajoute-t-on.

En Mauricie et au Centre-du-Québec, on mentionne que selon les règles du fédéral, «il n’y a aucune possibilité d’une garde partagée entre le parent et un établissement». Donc, le centre jeunesse reçoit l’allocation tant et aussi longtemps que l’enfant n’est pas de retour à temps complet avec ses parents.

Le ministère analyse depuis 2019

Le ministère de la Santé et des Services sociaux mentionne qu’il effectue «une analyse de situation afin de proposer des scénarios permettant de répondre à la problématique». Dans un article du Devoir datant de 2019, le gouvernement du Québec s’engageait déjà à corriger le tir dès qu’il aurait le feu vert d’Ottawa.

Le ministère québécois suggère un partage à 50 % de l’allocation spéciale pour enfants avec les parents, sauf si le placement devient permanent. Il rapporte que des échanges ont eu lieu avec l’Agence du revenu à ce sujet, dans l’espoir que le ministère des Finances modifie les lois fédérales.

Le ministère des Finances du Canada explique que «les provinces et territoires ont la possibilité de déterminer l’approche qu’ils préfèrent pour utiliser les fonds de l’allocation spéciale pour enfants […] tant que le soutien est appliqué exclusivement aux soins, à l’entretien, à l’éducation, à la formation ou à l’avancement de l’enfant pour lequel il est versé».

Le ministère des Finances confirme qu’elle ne verse pas à la fois l’allocation canadienne et l’allocation spéciale. Autrement, Ottawa paierait deux allocations pour le même enfant, «ce qui soulèverait des problèmes d’équité, particulièrement pour les familles à faible revenu qui s’occupent de leurs enfants à temps plein».