Yolaine, c’est son prénom, assiste à un cabaret d’humour dans un comédie club de Paris. Sur scène, Bling, un humoriste qui a taquiné la gloire après son passage dans un film populaire, mais qui a du mal à retrouver l’inspiration comique, improvise un numéro.
À court d’idées, il commence à se moquer des spectateurs et apostrophe Yolaine, comparant son prénom à une marque de lessive et lui demandant si elle porte des «strings mouton». Alors qu’il s’enfonce encore plus avec un gag de mauvais goût, Yolaine crie : «suivant!»
— Qu’est-ce que t’as Yolaine? Tu veux le micro? C’est ton spectacle? Il y avait ton nom sur l’affiche? lui crie Bling.
— Eh, non. Mais moi je fais pas semblant d’être humoriste, rétorque Yolaine.
L’altercation verbale continue de plus belle, Bling gueulant à la Québécoise de sortir du club, et Yolaine le traitant de «gros misogyne de merde» qui ne fait rire personne. «Casse-toi, vas-y, on comprend rien quand tu parles!» l’insulte Bling, avant qu’elle lui jette sa bière au visage.
Évidemment, dans la foule, un spectateur a filmé la scène, qui déferle ensuite sur les médias sociaux. C’est le début de la débandade de Bling. Durant une bonne partie de la série, l’humoriste tente désespérément de regagner son étoile, embauchant son ami comme scripteur fantôme et se gelant la fraise pour calmer ses angoisses.
Dans un moment de candeur dans un autre épisode, Bling raconte qu’après son fameux rôle dans le film, il a fait beaucoup de fric, se faisait reconnaître dans la rue et draguer par les femmes dans les bars.
Après ce succès, Bling a ouvert avec sa sœur un comédie club. «J’ai fait jouer les autres, raconte-t-il à Nezir, son ami humoriste. Et d’un coup, je n’ai pas compris comment ça s’était passé, genre, je me suis réveillé et vous étiez tous meilleurs que moi.»
***
Comme la drogue, le succès peut-être addictif. Ceux qui touchent ses privilèges scintillants et les perdent ensuite ont du mal à s’en remettre. Parfois, ils passent le reste de leur vie à chercher en vain l’exaltation de leurs triomphes professionnels passés.
Dans son récent livre From Strength to Strength (De force en force), Arthur C. Brooks, professeur à la Harvard Business School et auteur d’une fascinante chronique sur le bonheur dans le magazine The Atlantic, se penche sur ce phénomène qu’il surnomme la «malédiction du fonceur».
Dans la première moitié de leur vie, explique-t-il, les fonceurs, pétris d’ambition, épousent une formule assez simple pour atteindre le succès : ils focalisent sur leur carrière, sacrifient leur vie personnelle, travaillent avec acharnement et montent dans la hiérarchie sociale.
Après le succès, ils découvrent qu’il ne reste plus grand-chose passé la jubilation initiale. Ils ne sont pas devenus vraiment plus heureux, finalement. Alors, ils repartent en quête d’une nouvelle injection de succès. Mais parfois, leurs efforts ne fonctionnent plus.
En fait, plus on vieillit, plus notre déclin professionnel devient inévitable, souligne Brooks, études à l’appui. Les chimistes tendent à plafonner vers 46 ans; les physiciens vers 50 ans; les écrivains entre 40 et 45 ans; les professionnels de la finance entre 36 et 40 ans. Les humoristes? Aucune idée.
Ces chiffres sont des moyennes, bien sûr, et il y a des exceptions notoires. Mais l’intelligence brute qui nous permet d’innover et de pondre des chefs-d’œuvre à un âge relativement jeune baisse inexorablement à mesure que notre cerveau encaisse les décennies.
Pour ne pas se laisser abattre par le déclin, dit Brooks, il faut apprendre à mettre à profit un autre type d’intelligence, une intelligence forgée par l’expérience : la sagesse. Et il faut trouver un moyen d’en faire profiter les autres.
L’auteur donne l’exemple de Jean-Sébastien Bach. Tôt dans sa carrière, il a été considéré comme le meilleur musicien de tous les temps. Mais même pour Bach, la célébrité et la gloire n’ont pas duré. Quand le courant préclassique a pris le pas sur le baroque, Jean-Sébastien s’est fait voler la vedette par son propre fils, Carl Philipp Emanuel Bach.
Mais au lieu de devenir aigri d’avoir perdu son trône, Jean-Sébastien Bach s’est réjoui des succès de son fils et est passé d’innovateur musical à maître de l’enseignement, souligne Brooks. Il a consacré la dernière décennie de sa vie à son chef-d’œuvre ultime, L’art de la fugue, destiné à enseigner les techniques de composition du baroque.
En général, note Brooks, plus on atteint un niveau élevé de succès, plus on tombe de haut. Mais, encore là, il y a des exceptions. Et Bach pourrait donner une leçon à Bling sur la manière de surmonter le déclin professionnel avec grâce. La malédiction du fonceur n’est peut-être pas éternelle.