{"accessibility":"METERED","authors":[{"coverUrl":"https://images.omerlocdn.com/resize?url=https%3A%2F%2Fgcm.omerlocdn.com%2Fproduction%2Fglobal%2Ffiles%2Fimage%2F591d34b6-c406-47fa-9e81-7357ca832b25.png&width=1024&stripmeta=true","description":{"fr":"Collaboration spéciale"},"email":"flavoie@lequotidien.com","imageUrl":"https://images.omerlocdn.com/resize?url=https%3A%2F%2Fgcm.omerlocdn.com%2Fproduction%2Fglobal%2Ffiles%2Fimage%2Fae052896-28a3-415c-995e-b15194245025.png&width=1024&type=jpeg&stripmeta=true","name":"Frédérick Lavoie","source":"Le Quotidien"}],"channel":"Frédérick Lavoie","chapters":[{"position":0,"text":"

Je mentirais si je te disais que depuis, tu survis intact dans mon quotidien. Le temps a fait son temps, puis en a produit du nouveau pour accompagner ton absence et donner un énième souffle à la suite du monde.

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Tu ne m’en voudras pas pour ça, je le sais. Au contraire, c’est toi qui, peu avant de partir, nous disais : « Je suis heureux, à vous de l’être. » Je n’ai jamais compris cette phrase comme une injonction au bonheur, mais plutôt comme un appel à ne pas nous apitoyer sur ta disparition, puisque tu avais toi-même fini par l’envisager avec une certaine sérénité. Au point de te prévaloir de ce droit légal que nous nous sommes collectivement donné de pouvoir renoncer aux dernières souffrances d’un corps condamné. L’aide médicale à mourir : timide premier pas vers le nécessaire réapprivoisement de notre finitude dans un monde où tout conspire pour entretenir l’illusion de notre toute-puissance et de notre immortalité.

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N’empêche, si la vie continue, le legs de notre amitié est tenace et, parfois, oui, tu me manques. Quand je perçois dans une situation un terreau fertile pour la folie créative et le gros fun, il m’arrive d’espérer que tu surgiras de nulle part pour prendre ton boutte de présent et patenter cet instant avec moi.

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Nous avons tellement ri ensemble. De tous les rires connus dans le spectre du rire et de tous ces autres que nous avons imaginés ou qui nous ont imaginés.

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Extensions inopinées du domaine du rire.

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Mais ce que je retiens de ces moments, au-delà des éclats de hahaha, c’était notre étrange capacité à en reconnaître sur le coup la valeur avec le plus grand sérieux et la plus grande tendresse. Comme si nous pressentions déjà que l’un de nous deux partirait trop tôt et qu’il nous fallait donc chérir ce que nous avions le temps de créer et de faire exister ensemble.

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Je ne te cacherai pas que les trois dernières années n’ont pas toujours été faciles. La perte de l’ami que tu étais a évidemment été un coup dur, mais elle m’a aussi placé devant la perspective de ma propre disparition. Car oui, le deuil peut aussi être une entreprise de projection.

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Un jour, quelques mois après ton décès, je me suis pris à fondre en larmes seul dans ma voiture en imaginant avec précision mon dernier souffle. Le lendemain, je me suis rendu compte que j’en étais à mon 13 368e jour sur Terre, soit précisément celui qui pour toi fut le dernier.

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Au mitan probable de ma vie, après t’avoir vu dresser le bilan définitif de la tienne, je me suis mis plus que jamais à retracer les chemins que j’avais empruntés, à contempler une dernière fois ceux que je n’emprunterais jamais, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, et à me demander par où il me fallait continuer, puisque contrairement à toi, j’avais la chance de pouvoir le faire.

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Je n’envie pas ta mort. Mais la survie compte aussi ses défis.

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Depuis que tu es parti, le monde ne l’a pas eu facile non plus et mon optimisme a plus d’une fois été mis à l’épreuve.

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La fin de semaine avant ta mort annoncée, alors que nous nous faisions nos adieux dans ta chambre d’hôpital en riant un dernier coup, je publiais dans ce même journal un texte intitulé Adhérer au monde.

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Il m’arrive de me demander si je ne suis pas trop naïf ou peut-être même un peu bête.

Au cours des dernières années, principalement en ma qualité de journaliste international indépendant, j’ai interviewé des affamées et des affamants, des meurtriers et des meurtris, des déplacées et des déplaçants, des désespérées et des désespérants. J’ai respiré l’air de moins en moins respirable de mégapoles de plus en plus polluées, car de plus en plus habitées et de moins en moins habitables. J’ai vu des gens se soulever contre des dictatures, et des armes les ramener sur terre ou les envoyer au ciel. J’ai couvert des conflits et des lendemains de massacre, des élections truquées et des procès qui l’étaient tout autant. J’ai vu les conséquences de la puissance de la nature face à l’humain et celles de l’arrogance humaine face à la nature.

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Et en dépit de tout cela, je continue obstinément à vouloir adhérer au monde dans lequel je vis. Je me refuse à le refuser. Je refuse de me poser en victime innocente de mon époque et de ses travers.

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Vu du présent, il serait facile de croire que nous vivons dans une ère particulièrement sombre de l’histoire de l’humanité. La médiocrité et la dangerosité de certains personnages dominants de l’actualité et les souffrances que nous observons ou que nous subissons dans nos mondes réel et virtuel semblent des preuves suffisantes pour en arriver à cette conclusion.

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Or, sans nier ni diminuer ces réalités, il est sain de se rappeler qu’il n’y a jamais eu si peu de guerre, de violence et d’injustice qu’aujourd’hui et que les humains n’ont jamais autant mangé à leur faim, vécus en si bonne santé et aussi longtemps.

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Statistiquement parlant, il n’a jamais fait si bon d’être humain sur cette planète qu’en ce moment.

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Ce constat, il est vrai, est une mince consolation pour l’enfant yéménite au ventre creux coincée sous les bombes, l’écrivaine turque injustement emprisonnée, le fermier indien croulant sous les dettes ou le Saguenéen atteint d’un cancer. Aucun chiffre prouvant la qualité objective de notre présent ne fera jamais le poids face à notre expérience personnelle du réel. Vivre à une époque formidable dans un pays formidable n’est pas une garantie de bonheur, comme vivre en dictature ou dans la pauvreté n’est pas une condamnation absolue à la misère de l’âme et à la soumission.

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Le mode de vie semi-nomade que j’ai choisi – parce que j’ai eu le privilège de le choisir – m’amène à côtoyer le pire et le meilleur de notre monde. Je partage ma vie entre Bombay et Montréal ; entre l’Inde et le Québec ; entre une mégapole polluée, bruyante et surpeuplée où les inégalités socioéconomiques abyssales sont visibles à chaque coin de rue, et une petite métropole tranquille d’un pays développé au climat certes hostile, mais où au moins la moitié des humains de la Terre rêveraient d’habiter.

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À force de passer d’un environnement à l’autre, d’un extrême à l’autre, j’ai appris à naviguer sur les courants souvent opposés et antagonistes qui traversent et façonnent l’humanité ; j’ai appris à me réconcilier avec les contrastes, même s’ils continuent souvent de me prendre au dépourvu, de me fasciner ou de me révolter.

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Je me souviens un après-midi d’entendre pleuvoir de beaucoup trop près les obus sur l’aéroport de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine. Quelques minutes plus tard, j’étais dans un restaurant où de jeunes couples mangeaient des pizzas et des sushis en flirtant. La guerre et l’amour faisaient rage à quelques kilomètres de distance, imperméables l’une à l’autre.

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Je me souviens d’une fête arrosée à Téhéran où les Iraniennes dansaient sans voile et en décolleté. Un autre jour dans cette même ville, j’étais dans un parc avec une jeune fille pieuse pour qui la décision de me serrer la main avait représenté une transgression majeure de ses interdits. À chacun et chacune sa façon de marcher droit.

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Je me souviens d’une famille accueillante au Turkménistan, de réfugiés traumatisés au Bangladesh, de manifestantes courageuses en Biélorussie, de bénévoles dévouées à Desbiens. Quand je pense au monde dans lequel j’habite, je pense à tous ces gens que j’ai rencontrés, mais aussi à tous ceux dont j’ignore l’existence et les conditions d’existence. Je pense à leurs cœurs qui battent, indépendamment du mien, chacun à leur rythme, pour faire le bien, le mal ou plus probablement les deux. Je pense à ce qui nous unit, à ce qui pourrait nous unir et à tout ce qui nous séparera à jamais, même avec la meilleure des volontés.

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D’aussi loin que je me rappelle, je n’ai jamais eu de grandes attentes à l’égard du monde et des gens qui le composent. Cette prudence m’a empêché à l’occasion de me laisser porter par l’extase, mais elle m’a aussi prémuni contre la désillusion.

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Je suis rarement déçu par la méchanceté, la cruauté et la petitesse dont peuvent faire preuve les gens. Lorsqu’ils et elles se montrent sous leur meilleur jour, il ne me reste ainsi plus qu’à m’en réjouir.

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Peut-être cette condition mentale facilite-t-elle mon adhésion au monde, tout comme le font les différents avantages socioéconomiques dont j’ai hérité en naissant là où je suis né.

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Je ne peux juger des raisons qui en poussent d’autres à refuser le monde et à chercher à s’en décoller. Mes efforts pour comprendre leur douleur, leur colère et leur indignation me permettront au mieux de les expliquer, mais ces sentiments leur appartiendront toujours à eux seuls.

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Mon adhésion au monde n’est en aucun cas une caution de l’état actuel des choses. Si je m’y colle, c’est pour mieux saisir ses mouvements, mieux le comprendre et, ultimement, mieux contribuer à démanteler ses aberrations et ses injustices.

"},"type":"paragraph"},{"position":16,"text":{"fr":"

Adhérer au monde, pour moi, c’est aussi chercher à conjuguer ses aspirations et ses désirs intimes à ceux d’un ensemble plus grand que soi ; c’est faire acte d’humilité en acceptant que ce monde ne sera jamais entièrement à notre image, car nous avons à le partager avec d’autres dont les besoins sont tout aussi légitimes que les nôtres ; c’est reconnaître ces contradictions personnelles et collectives qui font de nous à la fois un problème et une solution, et travailler à les dénouer plutôt qu’à les faire disparaître sous le tapis.

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Adhérer au monde, en somme, c’est embrasser sa responsabilité face à une époque dont nous ne sommes pas seulement un produit innocent, mais aussi un producteur.

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Les voyages, la vie à l’étranger et les livres m’ont permis d’accumuler les points de vue d’autres humains sur le monde et d’élargir mon regard sur celui-ci. Et plus cette vision s’est élargie, plus ma place dans l’univers m’est apparue pour ce qu’elle est réellement. Petite et insignifiante.

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C’est peut-être pour cela que je choisis jour après jour d’adhérer au monde : pour me sentir un peu moins seul et un peu plus solidaire des sept milliards sept cents millions d’autres grains de poussière qui, comme moi, cherchent à donner un sens à une existence qui n’en a guère d’autre que celui qu’on veut bien s’amuser à lui donner.

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J’y racontais comment, jour après jour, je « refus[ais] de me poser en victime innocente de mon époque et de ses travers » et choisissais plutôt de me coller au monde « pour mieux saisir ses mouvements, mieux le comprendre et, ultimement, mieux contribuer à démanteler ses aberrations et ses injustices ».

Trop affaibli et la vision embrouillée, tu n’as jamais lu ce texte. Je crois néanmoins que tu y aurais souscrit. Nous partagions un amour lucide pour l’humanité et une soif inextinguible de vivre et de raconter l’expérience humaine dans toutes ses misères et splendeurs.

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Aujourd’hui, après deux années de chamboulements pandémiques et cette guerre en Ukraine que je n’ai pas voulu voir venir, il m’arrive de me dire que je suis peut-être en effet, comme je le craignais alors, un peu « trop naïf ou peut-être même un peu bête » lorsque je pose mon regard sur le monde.

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Mais malgré tout, je sais que, comme toi, je persisterai jusqu’à la fin à aimer férocement cette vie qui m’a été donnée et ce monde que je ne peux qu’habiter de mon mieux.

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Ton souvenir s’estompe, mon ami. Je suis persuadé toutefois qu’il ne disparaîtra jamais entièrement. Parce qu’il y a encore le son de ton harmonica qui résonne à mon oreille, faute de pouvoir répondre à ma guitare ; parce qu’il y a ce monde des songes, où tu viens heureusement parfois me visiter ; parce qu’il y a le Piékouagami, où tu as eu la bonne idée qu’on te disperse.

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et devant le lac,

une chance,

le lac

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comme dit Marie-Andrée Gill.

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Il m’arrive de m’imaginer vieux, incurablement vieux, avançant sur les glaces du lac un soir de blizzard et de sagesse courageuse. Dans ce moment choisi, à mesure que m’avalent les bourrasques de neige, je me décolle du monde avant qu’il ne se décolle de moi. Comme tu l’as fait.

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Et le printemps venu, quand on annonce à la radio, à ta précieuse radio, que le lac est enfin calé : te retrouver, mon ami.

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