Chronique|

Tant que leurs yeux verront

Sébastien Pelletier et Édith Lemay ont quitté leur maison de Boucherville pour l’Afrique en compagnie de leurs quatre enfants. Trois d’entre eux perdront un jour la vue. Le voyage d’un an vise à leur permettre d’emmagasiner le plus d’images possible.

CHRONIQUE / C’était la nuit à Walvis Bay quand Édith Lemay m’a appelée, j’entendais derrière la grouillante rumeur de cette ville namibienne de 50 000 habitants, bordée par l’Atlantique. «On a fait du bateau aujourd’hui, on voyait les maisons directement dans le sable, c’est tellement étrange comme paysage.»


C’est pour ça qu’elle est là, pour les paysages.

Pas tant pour elle en fait que pour Laurent, Colin et Mia, 4, 6 et 11 ans. Atteints de rétinite pigmentaire, trois de ses quatre enfants perdront un jour la vue, impossible de savoir quand. «Je veux qu’ils emmagasinent le plus d’images possible, je n’arrête pas de prendre des photos pour qu’ils puissent les regarder encore et encore.»

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Édith et le papa, Sébastien Pelletier, ont quitté leur maison de Boucherville il y a une douzaine de jours avec leurs quatre enfants, des sacs à dos bien remplis, cap vers l’Afrique. «Avec la COVID, l’Asie, c’est fermé, en Amérique du Sud, plusieurs frontières terrestres sont fermées et on veut prendre l’avion le moins possible. Et puis, on était déjà venus en Namibie, c’est ici où on a fait notre voyage de noces!»

Ils partent pour un an.

Ils partent, enfin. «On devait partir en mars 2020, on avait tout préparé. C’était tellement surréaliste, on se disait qu’après trois mois ça serait correct et qu’on pourrait partir…» Il a fallu deux ans. «On devait partir au mois de janvier, mais il y a eu Omicron… On a acheté nos billets d’avion juste six semaines avant le départ!»

Et puis, tout a déboulé. «On a rushé pour tout organiser, et on a réussi. Il y a des choses qu’on a dû racheter parce que les enfants avaient grandi.»

Ils ont été obligés de refaire leurs plans, Édith a dû rayer son rêve de monter à bord du Transsibérien. «J’ai toujours voulu le faire depuis l’enfance, mais c’est mort. Mais j’ai trouvé un plan B, le Tazara, un train qui traverse la Zambie et la Tanzanie, ça prend entre trois et six jours.»

Selon les conditions.

Grands amateurs de camping en famille, ils ont opté pour cette formule pour découvrir l’Afrique. Sur leur page Facebook «Le monde plein leurs yeux», on a pu voir la camionnette qu’ils ont louée et dans laquelle ils ont réussi de peine et de misère à corder l’équipement, loué lui aussi. «Il a fallu jouer à Tetris! Ce n’est pas de l’équipement compact comme on a chez nous, mais ça va, on y est arrivé!»

Édith se méfiera la prochaine fois qu’elle ira à l’épicerie pour acheter de la sauce tomate. «J’ai acheté une bouteille, c’était écrit tomato sauce dessus… c’était pour faire un macaroni. J’ai fait un macaroni au ketchup! Et les enfants en ont repris!»

Des anecdotes, ils en auront des tonnes à conter.

Et avec les enfants, comment ça se passe? «Ils sont tellement faciles à voyager! Ils n’ont pas vraiment été affectés par le décalage horaire, ça se passe très bien. On dirait que la pandémie a aidé, on a été beaucoup dans notre bulle et là, c’est comme si la bulle se déplace, tout simplement.»

Sauf que cette fois, pendant un an, Édith et Sébastien doivent aussi porter le chapeau d’enseignants. Trois fois plutôt qu’une. «En partant deux ans plus tard que prévu, ça fait trois enfants qui vont à l’école, c’est intense! Ça nous occupe beaucoup, l’école, pour le moment, mais on va s’ajuster. On va trouver notre rythme.»

Sébastien Pelletier et Édith Lemay ont quitté Boucherville pour un an

Et des techniques de persuasion pour les deux plus jeunes. «Ma grande, ça va, elle a ses livres et elle s’organise toute seule.»

Pas de chicane? «Oh oui, ils se picossent tout le temps, c’est constant, mais c’est la même chose à la maison! Mais ils jouent tout le temps ensemble aussi, ils sont bons à trouver des jeux, comme ma grande qui a organisé une chasse au trésor dans un parc. Et il y a les trois gars qui sont dans leur univers de ninjas!»

Les deux grands sont aussi d’avides lecteurs, comme leurs parents. «On a quatre liseuses bien remplies et on peut louer des livres. Heureusement, parce que je ne fournirais pas! Ma hantise, c’est qu’une pète…» Le soir où je lui ai parlé, les enfants ont «loué une histoire audio avant de se coucher, c’était super!»

Quand les yeux ne liront plus, il restera les oreilles.

Édith et Sébastien prévoient passer environ cinq semaines en Afrique et après, ils n’ont rien décidé encore. La pandémie leur a appris à ne pas prévoir longtemps d’avance. «On aimerait beaucoup aller en Turquie et en Mongolie, mais la Turquie, ça va dépendre de la guerre en Ukraine. On aimerait aller en Asie, mais ça va dépendre de la COVID…»

Aussi bien ne pas faire de plans.

De toute façon, le but est de faire le plein d’images. «Pour l’instant, ils ne réalisent pas encore l’importance des images, ils sont plus dans les activités. Ils ne réalisent pas l’impact que la maladie va avoir dans leur vie, ils ne comprennent pas le long terme. Même pour la grande, c’est dur de le réaliser.»

Ils restent environ cinq semaines en Afrique

Même si elle sait, qu’un jour, elle ne verra plus.

Déjà, elle et ses deux petits frères ne voient plus dans la pénombre, et ce depuis qu’ils sont tout petits. «La vision de nuit, ils ne l’ont plus. Nous, on arrive à se déplacer dans le noir, on distingue des formes, mais pas eux. Mais ils pensent que c’est la même chose qu’eux pour tout le monde.»

Édith ne leur a jamais caché ce qui les attend. «Je le répète aux plus jeunes des fois, tu sais que tu vas perdre la vue un jour? Je leur en parle comme d’une évidence.»

Il n’existe encore aucun traitement pour la rétinite pigmentaire, aucune façon de savoir combien d’années les séparent du fondu au noir. «On voit la progression chez notre grande, mais pour le moment, son champ de vision est encore bon. Quand les cellules se mettent à mourir autour de la rétine, c’est là que le champ de vision diminue, et on ne peut pas prédire à quelle vitesse ça ira. Ça ne semble pas aller rapidement, mais ce n’est pas linéaire et ça peut être influencé par les hormones à l’adolescence entre autres. C’est entre autres pour ça qu’on ne voulait pas trop attendre avant de partir.»

Avant qu’elle ne soit trop «ado» aussi.

Dans une entrevue accordée à La Presse en février 2020, alors qu’ils étaient sur le point de partir à l’aventure, Édith avait raconté la réaction de Mia quand elle et Sébastien lui ont dit qu’elle perdrait la vue. Un simple «“aaah, plate”… […] Pas longtemps après qu’on lui ait dit, elle m’a dit : “Tu sais, maman, il va falloir que je tienne ma chambre en ordre. Comme ça, quand je ne verrai plus, je vais pouvoir savoir où sont mes choses.”»

Et puis? «Ça n’a pas duré longtemps! Il faut que je lui rappelle souvent! Elle me répète “je vais en profiter maintenant et on verra”.»

C’est ce que lui offrent Édith et Sébastien — et à ses trois frères — une année hors du temps, à des lieues de Boucherville, pour faire le plein de «souvenirs de grandeur» et d’horizons infinis. Édith sait qu’un jour, Mia, Laurent et Colin se nourriront de ces précieux paysages que leur mémoire leur révélera comme du sel d’argent.

Ils auront le monde plein leur tête.